Il y a quelques semaines, j’ai participé à l’opération de recensement des Guinéens de l’étranger, accompagnée de mes trois enfants, comme je l’ai évoqué dans ma première lettre ouverte. J’y suis allée avec un profond sentiment de responsabilité citoyenne et une volonté sincère de contribuer à la vie politique de notre pays. Cependant, ce qui devait être une démarche administrative simple s’est transformé en un parcours long, pénible et indigne. Il m’a fallu huit heures et demie d’attente, dans des conditions particulièrement éprouvantes, pour enfin être recensée.
Ce jour-là, j’ai pris conscience avec stupeur que les défaillances structurelles de l’administration guinéenne ne se cantonnent plus au territoire national : elles s’exportent désormais en Europe. Manque de coordination, absence de matériel adéquat, agents non formés, désorganisation généralisée, favoritisme et comportements douteux : tout ce que nous combattons en Guinée semble désormais franchir les frontières, au détriment de la diaspora, qui aspire pourtant à participer activement au renouveau national.
Un contraste douloureux avec les standards européens
Détenant la double nationalité, j’ai, depuis plusieurs années, pris l’habitude d’effectuer mes démarches administratives en France avec rigueur et simplicité : prise de rendez-vous en ligne, ponctualité, fluidité du traitement – le tout en une dizaine de minutes. Je suis donc profondément choquée par ce que j’ai vécu lors de ce recensement : une absence totale de considération pour les citoyens, un traitement indifférent et parfois humiliant, et surtout, une désorganisation alarmante.
Le principe fondamental de priorité accordée aux personnes vulnérables – femmes enceintes, personnes âgées, malades, enfants – n’a tout simplement pas été respecté. J’ai vu des personnes âgées debout, épuisées, sans qu’aucune chaise ne leur soit proposée. Il est inconcevable qu’en Europe, où les règles d’accueil et de respect de la dignité humaine sont bien établies, de telles scènes puissent se reproduire sous l’égide d’une administration censée représenter l’État guinéen.
Une diaspora maltraitée, des droits ignorés
À ma grande surprise, malgré ces difficultés, j’ai fini par me faire recenser – ce qui, au vu des circonstances, relève presque du privilège. À Paris, certains centres ont dû fermer temporairement, les propriétaires ayant refusé de continuer à louer leurs locaux en raison de comportements inciviques. En Espagne, des vidéos ont circulé, montrant des agents exigeant dix euros pour faire passer certains citoyens. Partout – en France, en Espagne, en Italie – des scènes de chaos et d’indignation se sont multipliées.
Comment comprendre qu’à certains endroits, pour 25 000 Guinéens, seuls deux dispositifs de recensement aient été installés ? Comment expliquer que des villes à forte présence guinéenne, comme Marseille, n’aient été prises en compte qu’en dernière minute ? Pourquoi les agents chargés de cette mission importante n’ont-ils pas été formés correctement, ni sur les procédures, ni sur les règles élémentaires de civilité ?
Un acte citoyen trahi par une mauvaise gouvernance
J’ai parcouru quatre heures de route pour accomplir ce devoir civique. Par conviction. Parce que je crois que tout citoyen doit être recensé. J’ai même dû réserver une chambre d’hôtel, ne pouvant rentrer chez moi après une journée entière d’attente. Et pourtant, je n’ai cessé de saluer l’initiative du recensement, car elle témoigne, en principe, d’une volonté de renforcer le lien entre la diaspora et la Nation. Mais ce lien ne peut s’établir que dans la confiance, le respect et la transparence – des valeurs qui ont malheureusement fait défaut.
Malgré les appels répétés du ministère de l’Administration du territoire enjoignant les citoyens à se faire recenser, les conditions matérielles et humaines ne permettent tout simplement pas à la diaspora d’obtempérer dignement. Trois jours d’attente pour un acte administratif qui, dans des conditions normales, prend cinq minutes : cela n’est ni justifiable ni acceptable.
Un appel à la réforme structurelle
Monsieur le Président, cette lettre n’est pas une plainte individuelle. Elle est l’expression d’un désarroi collectif, d’un sentiment d’injustice partagé par des milliers de compatriotes. Le recensement n’est pas un privilège à acheter, ni une faveur à mériter. C’est un droit fondamental, qui ne saurait être bradé à l’autel de l’amateurisme, du favoritisme ou de la corruption.
Il est temps de tirer les leçons de cet échec. Il est urgent de former sérieusement les agents affectés à ces missions. Il est nécessaire de doter les centres en équipements suffisants, d’établir des procédures claires et de respecter l’ordre d’arrivée comme les priorités dues aux personnes fragiles. Il faut, enfin, en finir avec les passe-droits, les pots-de-vin et les comportements indignes d’un État moderne.
Si nous voulons que la Guinée avance, nous devons commencer par instaurer un minimum de rigueur, de justice et de respect – y compris envers ceux qui vivent à l’étranger, mais qui restent profondément attachés à leur pays d’origine. On ne peut pas construire une nation forte avec des institutions faibles, ni espérer la mobilisation citoyenne dans un climat de désorganisation et de mépris.
Monsieur le Président, entendez cette voix – une parmi tant d’autres. Il est temps d’agir. Et de redonner aux Guinéens, où qu’ils soient, les moyens concrets de participer à l’avenir de leur pays.
Par Docteure Yassine Kervella-Mansaré,
anthropologue et enseignante-chercheure