Avec Jour de Paix, son septième opus, le rappeur guinéen de 40 ans Djanii Alfa livre un joli pavé de 19 titres, dont certains taillés comme des manifestes. Ses punchlines acérées, son écriture précise et lucide remettent les pendules à l’heure sur la guerre, la corruption, les pillages de son continent par les multinationales ou l’avenir de son pays. Un artiste que l’on écoute autant pour danser que pour penser. Rencontre.

RFI Musique : Dans votre nouveau disque, Jour de paix, vous parlez de sujets brûlants – guerre, corruption, dictature – sur vos titres tels que « Peace price », « Cessez le feu », « Marchand d’armes » ou « Enfant soldat ». Comment vous renseignez-vous avant d’écrire ?

Djanii Alfa : Depuis l’adolescence, je considère le rap comme « un discours artistique sur l’actualité ». En Afrique en général, et en Guinée en particulier, nous avons un seul média principal, celui du gouvernement, avec son point de vue et sa voix unique. Moi, j’emprunte des chemins différents pour m’informer. Par exemple : Simandou 2040, le grand projet du gouvernement de transition de Mamadi Doumbouya est supposé régler, par les revenus miniers, tous les problèmes du pays. En bon fils d’enseignant, je me suis renseigné en profondeur. J’ai étudié le Code minier à la loupe, observé le cours du fer à la bourse… Et tout n’est évidemment pas aussi simple ou simpliste que ce qu’affirment nos dirigeants. Je ne suis pas un expert en minerais, ni en éducation, ni en santé. Mais je fais de mon mieux pour creuser les sujets et à minima susciter les débats. 

Dans « Africa S.A. », vous dénoncez les pillages opérés par les puissances occidentales dans les pays africains, en complicité avec vos dirigeants.

Né dans les années 1980, je n’ai connu ni l’esclavage, ni la colonisation, mais je sais que l’Occident porte la responsabilité de beaucoup de nos malheurs. Pourtant, si j’en veux à 10% aux dirigeants occidentaux, j’en veux à 1000% à nos propres leaders qui signent des contrats pour brader leurs pays à des multinationales, au nom de leurs seuls intérêts personnels. Je dénonce leur infâme gourmandise. Ils ne mangent pas parce qu’ils ont faim, ils mangent pour que les autres ne mangent pas.

Dans l’un de vos titres, vous rendez hommage à l’écrivain Camara Laye, auteur de L’enfant noir. Pourquoi ?

J’y salue moins son œuvre que son combat, son parcours, qui me touche. Mort en exil, au Sénégal, sous le règne de Sékou Touré, il est resté sans nouvelles de sa femme pendant sept ans. Cet emblème national, salué par tous, a vécu dangereusement, en résistance. Chaque Guinéen devrait garder son histoire bien en tête.

Comment écrivez-vous ? Puis comment mettez-vous cela en musique ?

Au préalable, comme je vous le disais, je prends tous les renseignements nécessaires à mon message. Puis je rentre en studio. Je travaille sur la musicalité debout, en dansant, je balance des punchlines, j’écris à la voix. J’ai ce rapport physique, cette relation corporelle à l’écriture. Une fois les paroles fixées, quelqu’un les transcrit. Pour ce disque, enregistré entre Paris, Dakar et Brazzaville, je me suis entouré de producteurs et de musiciens plus jeunes que moi pour rester à la page. Il y a aussi quelques featurings : le rappeur burkinabè Smarty, Prix Découvertes RFI 2013, sur « L’Afrique d’abord », la Sierra-Léonaise Swadu sur « Donne-moi » et le Guinéen Habib Fatako sur «Hatata» pour tisser un pont avec les musiques traditionnelles.

Vous regrettez que le rap actuel ne soit plus vraiment engagé ?

Je ris (jaune). Les jeunes rappeurs croient qu’ils parlent du futur. Ils ne prennent plus la peine de dénoncer les inégalités, les injustices. Leur seule obsession : s’aligner sur les rappeurs de leur âge en France, en Australie, aux USA, dans une forme de globalisation du hip hop. Combattre ? À quoi bon ! Alors que pour moi, l’engagement, ce n’est pas seulement être « contre », mais surtout user de sa voix de célébrité pour bâtir un monde meilleur.

Votre disque s’intitule Jour de Paix, une formule optimiste. Tout démarrait bien…

J’ai écrit Chef Rebel (ndr : le précédent album sorti en 2022) sous le mandat du président Alpha Condé contre lequel, je luttais dans les rangs du Front National pour la Défense de la Constitution (FNDC). J’ai commencé à écrire Jour de paix, à l’issue du coup d’État du 5 septembre 2021, au début du gouvernement de transition. Plein d’espoir, j’ai cru au discours du président par intérim Mamadi Doumbouya, où il promettait la lutte contre la corruption, contre la personnification de la chose publique. Au bout de trois à quatre mois, j’ai compris que les discours ne seraient jamais liés aux actes. Il y a eu un coup d’État parce que nous étions privés de libertés, parce qu’il y avait une personnification du pouvoir. Et voilà le président de transition en train de se tailler une constitution sur mesure. J’ai donc commencé à intégrer des titres plus amers comme « Enfant soldat », « Marchand d’armes » ou « Garde-à-vous ».

Comme vous le dites dans votre premier titre, « Peace Price », la paix a un prix ?

Oui. Parfois, elle peut coûter très cher, jusqu’à la vie. Pour moi, la paix n’est pas une idée naïve. Ce n’est pas une cause, mais une conséquence qui résulte du respect de la parole donnée, du souci de l’équité. Tout ce que je souhaite pour la Guinée.

Vous-mêmes, vous payez un prix fort pour la paix puisque vous vivez en « exil » ?

Oui, je me considère comme un exilé dès lors que je ne peux pas rentrer chez moi l’esprit tranquille. Je suis revenu une seule fois pour actualiser mes papiers, en plein mois de Ramadan, et pendant la nomination d’un nouveau premier ministre… Des amis à moi (journaliste, président de parti…) ont été enlevés ou arrêtés. Je crains pour ma sécurité et celle de ma famille. Je dors chaque jour avec la peur au ventre, pour moi et mes quatre enfants, dont la dernière de trois ans. Je ne veux pas leur laisser un héritage posthume.

Avez-vous pensé vous-même à vous lancer dans la politique ?

En Guinée, il y a 114 députés, et je me considère comme le 115ème. En tant que rappeur, je suis là pour critiquer les choix, pour appuyer les bonnes décisions, mais un jour, il me faudra, je pense, aller au front et prendre mes responsabilités. Je me forme à cela. Pour l’instant, je me contente de pointer du doigt les mauvaises actions des décideurs. Mais je n’ai pas le pouvoir de faire régner la justice ou de réformer l’armée. Nos dirigeants en Afrique sont en train de souiller la démocratie. Or, nous ne pouvons pas nous permettre de nous asseoir sur ce principe.

De façon concrète, vous avez créé une ONG, Naître, Grandir et Réussir ici, qui entend favoriser l’éducation et la formation professionnelle ?

Je n’ai pas encore réussi à la lancer en Guinée, mais c’est en effet un résumé concret de tout ce que je dis dans ma musique. La meilleure manière d’éduquer, c’est l’exemple. Je veux que la Guinée aille de l’avant, sans corruption, de manière disciplinée et rigoureuse…

D’autres artistes, d’autres rappeurs vous emboîtent-ils le pas ?

Disons que certains jeunes collègues font leur travail de manière consciencieuse.

Et vous, raccrocherez-vous un jour les gants ?

Jamais !

Djanii Alfa Jour de Paix, (G4Life Muzik) 2025

Interview realisée par RFI