« Le monde vacille. Et il vacille parce qu’il a perdu sa boussole. »
C’est ainsi que je commencerais si j’osais parler comme Malraux, ou écrire comme Raymond Aron. Mais l’époque ne souffre plus les prophètes. Elle les renvoie à leur solitude. Elle préfère les algorithmes aux oracles, les réactions instantanées aux réflexions durables.
Nous vivons une époque où les certitudes se sont effondrées, une époque orpheline des grands récits. L’Occident ne sait plus très bien ce qu’il défend, si ce n’est le confort de ses contradictions. L’Amérique est lasse de son rôle de gendarme du monde, tout en ne supportant pas de ne plus l’être. L’Europe, elle, oscille entre l’intuition de son déclin et la fatigue de ses principes.
Et ailleurs ? La Chine avance sans s’expliquer: elle fait des progrès immenses au plan économique et au plan de l’innovation technologique. La Russie guerroie pour ressusciter des mythes impériaux. L’Afrique, elle, cherche encore sa voix-non pas celle que d’autres lui ont prêtée, mais celle qu’elle doit conquérir: elle fait aussi des progrès qui sont parfois altérés avec les échecs constatés dans certains pays. Quant au Moyen-Orient, il demeure ce théâtre tragique où les passions identitaires croisent les ambitions géopolitiques même si les pays qui le constituent ont des fortunes variées, caractérisées par des fulgurances côtoyant des contreperformances médiévales.
Il ne s’agit pas ici de céder à un pessimisme chic. Mais d’admettre que les repères de l’après-guerre froide se sont dissous. L’ordre mondial qui promettait la paix par le commerce et la démocratie par la croissance s’est fracassé sur les récifs du réel. La globalisation, loin d’unir, a fragmenté. Elle a enrichi, mais désorienté. Elle a connecté les peuples sans les réconcilier.
Alors, que reste-t-il ? Peut-être cette inquiétude fertile, celle dont parlait Albert Camus non comme une faiblesse, mais comme une forme d’exigence morale. Dans ce tumulte, il nous revient de renouer avec l’idée, si chère à Jean Daniel, que l’humanisme n’est pas une posture mais un combat. Que la lucidité n’est pas la résignation. Et que la dignité de l’homme doit redevenir la mesure du politique.
Les incertitudes du monde ne sont pas une parenthèse. Elles sont notre présent. Mais elles ne doivent pas nous interdire de penser un avenir. À condition de le penser avec gravité, et non avec arrogance.
Jean Daniel nous avait appris une chose : il n’y a de lucidité que si elle est doublée d’espérance. L’espérance non pas comme promesse, mais comme exigence. C’est cette boussole qu’il nous faut retrouver.
Aboubacar Sidiki Sylla