Fin janvier, lorsque Goma tombe aux mains des rebelles du M23, le Dr Thierno Baldé est l’un des derniers membres du personnel international encore sur place à être évacués en urgence. Deux semaines plus tard, il revient dans la métropole congolaise pour piloter la réponse de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Portrait d’un humanitaire conscient du prix à payer pour son engagement.

Depuis Dakar, où il dirige le centre régional de l’OMS pour les urgences sanitaires en Afrique de l’Ouest et centrale, le médecin d’origine guinéenne parle sans emphase, avec la franchise de ceux qui ont passé trop de nuits blanches. À l’écouter, on devine que son expérience récente dans l’est de la République démocratique du Congo – entre flambée de choléra, ramassage des cadavres et peur pour sa vie et celle de son personnel – est encore bien présente dans son esprit.

Tout commence en 2024. À la lecture d’un article du quotidien Le Monde sur le potentiel d’escalade régionale du conflit à Gaza, ce vétéran des crises humanitaires fait immédiatement le parallèle avec l’est de la RDC – une poudrière dans les Grands Lacs, où les ressources minières attisent depuis toujours la convoitise de nombreux groupes armés et des pays voisins. Son intuition conduit l’OMS à dépêcher du personnel à Goma, chef-lieu congolais du Nord-Kivu à la frontière rwandaise, pour former des équipes médicales d’intervention rapide en cas d’embrasement.

La prise de Goma

Lorsqu’au mois de janvier 2025, le Mouvement du 23 Mars, une faction rebelle soutenue par Kigali défendant les intérêts de la minorité tutsi en RDC, lance une grande offensive militaire dans la région, l’agence onusienne est « relativement bien préparée », explique le Dr Baldé, qui est alors lui-même sur place. 

Avec l’aide des forces rwandaises, le M23 gagne rapidement du terrain face à une armée régulière en déroute. En quelques semaines, les rebelles sont aux portes de Goma.

À l’hôtel où il loge, les nuits sont rythmées par les bombardements et les rafales de balles. Il garde son casque et son gilet pare-balles au pied du lit. Après plusieurs jours, la mort dans l’âme, il est évacué à la hâte avec le reste du personnel international. « Nous avons pris le dernier vol », se souvient-il. 

Dans les heures qui suivent, la ville tombe sous le contrôle du M23.

Un répit de courte durée

De retour dans les locaux sénégalais de l’OMS à Dakar, l’humanitaire tourne en rond. Ses pensées vont au personnel local de l’agence resté à Goma. En dépit des rapports faisant état de massacres de civils, il veut repartir. 

Deux semaines plus tard, le 12 février – jour de son 45ème anniversaire –, son souhait est exaucé. Le Dr Baldé ne dit rien de son futur déploiement à ses parents, qui résident à Conakry, sa ville natale, pour ne pas les inquiéter. « Je ne leur en ai parlé qu’une fois sur place », avoue-t-il. 

Sa femme et ses deux enfants, eux, sont habitués à le voir partir pour des missions périlleuses.

Raviver l’espoir au milieu du chaos

Après cinq jours de voyage – l’aéroport de Goma est désormais fermé – il découvre une ville exsangue. Plus d’électricité, des hôpitaux saturés, des récits de cadavres jonchant les rues. Surtout, la peur s’est installée sur les visages. « En quinze jours, tout avait changé ». 

Il retrouve ses collègues « totalement épuisés » par les combats. Son équipe locale compte une vingtaine d’agents humanitaires. Malgré l’ampleur des besoins, il autorise la moitié d’entre eux à prendre congé pour se remettre du traumatisme. 

Dans le chaos qui règne sur la ville, une bonne nouvelle : les entrepôts de l’OMS sont parmi les seuls à ne pas avoir été pillés durant le siège de la ville. L’agence se démène pour mettre ses ressources au service de la reconstruction – carburant pour les hôpitaux privés d’électricité, matériel chirurgical pour les blessés, distribution de téléphones pour coordonner les évacuations. 

Les premiers bilans onusiens font alors état de deux à trois mille morts, dont les corps doivent rapidement être pris en charge pour éviter une dégradation des conditions sanitaires. « Il fallait enterrer tout le monde de façon intense pendant une période très spécifique », explique-t-il. À court de temps, l’OMS verse des fonds aux fossoyeurs locaux pour récupérer les cadavres.

Le spectre du choléra

Mais un autre péril monopolise son attention en ce début de réponse. Le jour même de son arrivée, il reçoit la confirmation de cas de choléra dans un camp de la MONUSCO, la mission de maintien de la paix des Nations Unies déployée dans la zone. Depuis plusieurs jours, des centaines de soldats congolais désarmés et leurs familles, craignant des représailles du M23, ont trouvé refuge dans les bases de la mission. Les conditions sanitaires de ces dernières ne permettent pas d’accueillir un tel surcroît de population. 

Ce soir-là, le Dr Baldé ne parvient pas à fermer l’œil.

Le lendemain, il se rend sur place. Malgré les efforts de la MONUSCO pour accommoder les malades, le manque de moyens est patent. « Tu arrives là, tu vois des gens à même le sol (…) Il y avait 20 ou 30 personnes alitées, avec un seul médecin », se souvient-il. Deux patients ont déjà succombé à la maladie. 

Pendant plusieurs jours, son équipe fait tout pour contenir l’épidémie : distribution de chlore et de matériel de protection, recrutement et formation du personnel médical, organisation de la prise en charge et du triage. Des vaccins sont acheminés d’urgence depuis Kinshasa, la capitale congolaise.

Mais la rumeur enfle. « Les gens ont commencé à en parler : “Ah oui, des cas de choléra explosent à Goma et l’OMS est dépassée” », se souvient-il. Le Dr Baldé fait front. Lui qui était venu pour soulager la situation humanitaire se retrouve désormais avec une épidémie sur les bras. « On a dû totalement se réorienter », lance-t-il, avec le recul. La hantise d’un nouveau désastre, comme celui d’Haïti, plane sur chacune de ses décisions.

Comme si cela ne suffisait pas, une autre épidémie se propage à vive allure. Avant l’offensive du M23, Goma abritait des centaines de milliers de personnes déplacées par de précédentes flambées de violence dans la région. Les camps de fortune entourant la ville constituaient des foyers d’infection au mpox, ou variole simienne. Or, ces camps ont été intégralement vidés par la chute de Goma, contribuant ainsi à la propagation du virus. « Les patients se sont retrouvés dans la communauté », explique-t-il.

Dialoguer avec les rebelles

Un jour, les locaux de l’OMS reçoivent la visite de personnes armées. Agissent-elles directement sous les ordres du M23 ou s’agit-il d’éléments incontrôlés, voire même de criminels ? Le médecin et son équipe parviennent à les convaincre de rebrousser chemin. Mais l’incident – et le besoin d’un accès humanitaire sans entrave aux populations – les convainc de la nécessité d’aller au contact des nouvelles autorités de facto. 

« On a pris notre courage à deux mains, on est allé les rencontrer », confie-t-il. Dans les bureaux du gouvernorat, désormais occupés par les rebelles, il présente sa carte d’Incident Manager de l’OMS. « Je leur ai dit : Ebola peut toucher tout le monde, le choléra peut toucher tout le monde. Nous sommes là pour contenir ». 

Les discussions finissent par ouvrir un canal.

Le coût de l’engagement

Les missions comme celles-ci ne laissent pas indemne. Aux journées épuisantes, s’ajoute l’angoisse des repas pris seul dans son hôtel, où viennent régulièrement dîner des hommes armés jusqu’aux dents. Pendant le ramadan, la contrainte se fait sentir encore davantage. Dans une ville sous couvre-feu, le Dr Baldé, qui est musulman, doit se contenter chaque soir du même repas servi dans l’établissement.

Quand, après deux mois, il rentre à Dakar, ses analyses sanguines sont totalement déréglées. « Ça a été un vrai sacrifice personnel », confie-t-il. « Et je ne parle même pas de la santé mentale. En tant qu’humanitaire, il faut aussi prendre soin de soi ».

Pourtant le Dr Thierno Baldé n’est pas un novice. Formé en Guinée et au Québec, professeur associé à l’Université de Montréal, il a fait ses armes avec la Croix-Rouge canadienne, en Haïti après le séisme, puis en Guinée pendant Ebola. À l’OMS depuis 2017, il a enchaîné les urgences sanitaires, y compris durant la pandémie de Covid-19.

Mais il confie que Goma l’a marqué comme peu d’autres crises. « J’ai tout fait pour y retourner. Après, j’y ai laissé des plumes ». Il est aussi conscient du fardeau que son engagement professionnel fait peser sur sa famille, installée avec lui dans la capitale sénégalaise.

Pourtant, lorsqu’il évoque ces semaines de février et mars passées dans l’Est congolais, une phrase revient sans cesse, comme un leitmotiv : « Il fallait que je sois là ».

Par ONU-info