Chaque saison des pluies à Conakry raconte la même tragédie. Mais derrière chaque drame, il y a un enchaînement de négligences, d’absences et de renoncements humains.
Les mêmes scènes se répètent, année après année : des enfants qui se noient, des maisons qui s’effondrent, des quartiers engloutis. À Sonfonia, deux enfants sont emportés. À Hamdallaye, une maison s’écroule, ensevelissant une mère de famille. À Koloma, un jeune cadre trouve la mort. Ce ne sont pas les effets d’un tsunami, ni d’un cyclone tropical. Ce ne sont pas les conséquences d’un tremblement de terre ou d’un glissement de terrain survenu après une pluie diluvienne. Ce sont des tragédies silencieuses causées par le désordre humain.
Il faut le dire sans détour : la pluie, en soi, n’est pas coupable. Ce qui tue, c’est notre incapacité à vivre avec elle. Ce qui tue, ce sont nos caniveaux bouchés, les maisons construites sur des lits de marre, les remblais de marigot autorisés, les permis de construire délivrés dans des zones non viabilisées. Ce qui tue, c’est l’État absent, le laisser-faire, le manque de contrôle, les dessous-de-table. Ce qui tue, c’est l’urbanisation illégale. C’est la démission de l’État.
La pluie ne tue pas. Il pleut plus à Kindia qu’à Conakry. Il pleut plus à Macenta qu’à Conakry. Il pleut plus à Mawsynram, le lieu le plus arrosé du monde, qu’à Conakry. Mais on ne meurt pas à Kindia, on ne meurt pas à Macenta, on ne meurt pas à Mawsynram. Là-bas, en Inde, on planifie. On anticipe. On respecte la nature.
À Conakry, nous construisons n’importe où. Sur les marigots. Dans les lits de marre. Sans fondations. Sans canalisations. Sans autorisation. Et parfois même avec une autorisation achetée, falsifiée ou malhonnêtement délivrée. Et l’on vient pleurer les morts après chaque pluie.
Ces morts ont des coupables. Quelqu’un a délivré ces permis. Quelqu’un a laissé faire. Quelqu’un a signé. Quelqu’un a encaissé. Quelqu’un a construit sans demander. Quelqu’un a construit en sachant que c’était interdit. Et ce quelqu’un, c’est nous tous. Fonctionnaires, promoteurs, citoyens. Nous avons collectivement trahi la ville.
Il serait trop facile de tout imputer aux seuls décideurs. Nous aussi, citoyens, avons notre part dans cette tragédie. Nous jetons nos ordures dans les caniveaux. Nous versons nos eaux usées dans les rues. Nous construisons n’importe comment. Nous tolérons tout. Nous ne dénonçons rien. Nous disons « ça va aller » jusqu’à ce que l’eau emporte nos enfants. Jusqu’à ce que l’eau pénètre dans nos salons. Jusqu’à ce que l’eau ensevelisse nos rêves.
Chaque année, c’est la même litanie. Chaque année, les larmes, les morts, puis l’amnésie collective. L’eau tue, l’eau passe, on enterre les morts, on filme, on compatit, on se recueille. Puis on recommence. On reconstruit au même endroit. On rebouche les mêmes caniveaux. On oublie. Jusqu’à la prochaine pluie.
Il ne suffit plus de constater. Il faut agir. Pour cela, il faut un vrai plan. Il faut un Plan National d’Assainissement. Un plan rigoureux, coordonné, financé, suivi. Un plan qui fasse de la gestion des eaux usées une priorité nationale. Un plan qui établisse des règles claires, qui impose des contrôles, qui sanctionne. Un plan porté par le ministère de l’Urbanisme, mais aussi par celui de l’Environnement, de l’hydraulique et des Hydrocarbures, de l’Administration du territoire, de la Justice. Il faut un État qui se fasse respecter. Un État qui démolisse ce qui est illégal. Un État qui condamne ce qui est criminel. Un État qui protège les vivants.
Au-delà des infrastructures, c’est notre culture du vivre-ensemble qu’il faut reconstruire. C’est notre rapport aux règles qu’il faut revoir. C’est notre conscience citoyenne qu’il faut éveiller. Nous ne pouvons plus continuer à vivre comme si l’État n’existait pas, et pleurer quand l’État ne nous protège pas. Nous sommes responsables. Individuellement. Collectivement. Moralement. Politiquement.
Nous avons tué nos villes par la résignation. Il est temps de nous réveiller, d’exiger, d’agir. La pluie redeviendra une bénédiction le jour où nous cesserons d’être nos propres bourreaux.
La pluie n’a tué personne. C’est nous.
Ousmane Boh Kaba