À l’occasion d’une intervention publique en avril dernier, le Premier ministre Bah Oury a formulé une interrogation aussi lourde que symbolique : « Où sont les intellectuels de ce pays ? Où sont les hommes et les femmes de réflexion ? » Ces questions, qui résonnent comme une interpellation directe adressée au monde académique et à l’ensemble des voix critiques de notre société, ne peuvent être laissées sans réponse. Anthropologue apolitique franco-guinéenne, engagée depuis de nombreuses années dans l’étude des dynamiques sociales et politiques de mon pays d’origine, je souhaite répondre à cette sollicitation. Mon propos s’appuie à la fois sur mes recherches, mes publications et mon expérience personnelle d’intellectuelle souvent placée en marge du débat public guinéen.

Le rôle des intellectuels : entre appel et invisibilisation

Le Premier ministre a raison sur un point essentiel : nous traversons un moment décisif. L’élaboration et la présentation d’un nouveau projet constitutionnel constituent un acte politique et symbolique majeur. Elles engagent nécessairement l’avenir d’une nation, suscitent des débats, des réflexions et des remises en question fondamentales. Dans de nombreux pays, les périodes constituantes sont perçues comme des moments de respiration démocratique, où la parole intellectuelle devient non seulement utile mais indispensable. C’est à travers ces voix, souvent critiques et parfois dérangeantes, que les sociétés trouvent l’énergie nécessaire pour se réinventer.

Pourtant, affirmer que les intellectuels seraient absents me semble relever d’une ironie paradoxale. Car les intellectuels guinéens sont bel et bien présents. Ils travaillent, publient, interviennent, proposent et s’efforcent de contribuer au développement de leur pays. Le problème n’est pas leur absence, mais plutôt le manque d’écoute et de reconnaissance de leurs contributions. Cette invisibilisation ne tient pas à un déficit de production intellectuelle, mais bien à un déficit de réception de la part des autorités politiques.

Je prends ici mon propre parcours comme exemple. En dehors de mes travaux académiques et de mes ouvrages sur la Guinée, j’ai adressé deux lettres ouvertes au président de la transition, le Général Mamadi Doumbouya, sur les défaillances des recensements des Guinéens à l’étranger. Si le gouvernement avait pris la peine d’entendre les signalements des citoyens et de répondre à mes interpellations, la situation aurait pu être corrigée par des mesures simples : un meilleur équipement en matériels, une formation plus rigoureuse des agents ou un allongement des délais. Une telle réactivité institutionnelle aurait permis d’élargir considérablement le nombre d’inscrits et de dépasser largement le maigre taux de 1,55 % de Guinéens officiellement recensés à l’étranger. Ce chiffre n’est pas le reflet d’un désintérêt citoyen, mais bien l’indicateur d’un dysfonctionnement structurel et d’un défaut de gouvernance.

L’immigration : entre réalités sociales et discours officiels

Parmi les sujets sur lesquels j’ai travaillé, la question migratoire occupe une place centrale. Comprendre pourquoi des milliers de jeunes Guinéens choisissent l’exil, parfois au prix de leur vie, revient à se confronter aux défaillances structurelles de l’État. Ce sont des réalités douloureuses, mais elles ne peuvent être ignorées.

C’est pourquoi j’ai été profondément frappée par les propos récents du ministre des Affaires étrangères affirmant qu’« il y a beaucoup de travail pour les jeunes immigrés guinéens en Guinée ». Ce type de déclaration, qui cherche sans doute à donner une image optimiste de la situation, nie cependant les réalités vécues par la population. De nombreux jeunes diplômés guinéens, formés avec rigueur et souvent avec ambition, n’ont pas accès à un emploi décent. Certains peinent même à assurer leur subsistance quotidienne. Les statistiques sur l’emploi des jeunes sont alarmantes et contrastent fortement avec ce discours officiel.

Dès lors, comment prétendre qu’il existerait suffisamment d’opportunités pour absorber cette jeunesse déjà présente sur le territoire national, mais également ceux qui, depuis l’étranger, envisageraient un retour ? Ce décalage entre discours et réalité contribue à nourrir une méfiance croissante de la jeunesse envers ses dirigeants. Les jeunes savent pertinemment que les promesses de réinsertion professionnelle ne correspondent pas à la situation réelle. Ce déni de réalité risque non seulement d’accentuer la fuite des cerveaux, mais également de fragiliser davantage le lien de confiance entre gouvernants et gouvernés.

Les blocages structurels : culte de la personnalité et déficit d’écoute

Le problème essentiel de la Guinée ne réside pas dans l’absence d’intellectuels, mais dans le peu de considération qui leur est accordée. Le pays reste enfermé dans une logique où domine encore le culte de la personnalité. Le système politique repose trop souvent sur la flatterie, l’adhésion inconditionnelle et la peur du désaccord.

Cette culture politique produit des effets délétères. Elle empêche la reconnaissance des voix indépendantes, marginalise les chercheurs et décourage les jeunes intellectuels qui souhaiteraient s’impliquer. Dans un tel climat, la parole critique n’est pas perçue comme un levier de progrès mais comme une menace. Résultat : ceux qui s’expriment sont ignorés, parfois stigmatisés, et souvent contraints de se retirer du débat public.

Pourtant, il est illusoire de vouloir construire une société démocratique sans espace de dialogue ouvert. Les intellectuels ne sont pas des adversaires politiques : ils constituent des partenaires indispensables. Les exclure revient à condamner le pays à répéter indéfiniment les erreurs du passé.

L’urgence d’un investissement dans le capital humain

La Guinée d’aujourd’hui ne peut plus se satisfaire des logiques héritées d’hier. Si l’ambition nationale est véritablement de rivaliser avec les économies émergentes, il est impératif d’investir dans le capital humain. Or, le capital humain ne se limite pas à la main-d’œuvre : il inclut les capacités de réflexion, d’analyse et d’innovation produites par les intellectuels, les chercheurs et les universitaires.

Dre Yassine Kervella-Mansaré

L’innovation politique et sociale ne viendra pas de la simple reproduction des pratiques anciennes. Elle ne pourra émerger que si les intellectuels sont pleinement intégrés dans les processus de décision. Les recherches menées dans les sciences sociales et humaines, les analyses critiques produites par les universitaires ou encore les diagnostics proposés par les écrivains et journalistes constituent des ressources précieuses. Les ignorer, c’est refuser de s’attaquer aux racines profondes des problèmes que traverse la société guinéenne.

Il faut aussi rappeler que l’investissement dans le capital humain n’est pas seulement une nécessité économique : c’est également une exigence démocratique. Reconnaître la valeur des intellectuels, c’est reconnaître le droit de la société à penser par elle-même, à se questionner et à construire son avenir sur la base d’une réflexion collective.

La responsabilité de la presse et de la société civile

Il y a une autre dimension souvent négligée dans ce débat : le rôle de la presse et de la société civile. La presse, lorsqu’elle accomplit pleinement sa mission, agit comme un relais entre les intellectuels et la population. Elle rend accessibles les analyses complexes, vulgarise les débats et contribue à éveiller les consciences. Mais lorsqu’elle se contente de reproduire les discours officiels ou de flatter les autorités, elle trahit sa mission.

La société civile, de son côté, doit également jouer son rôle d’espace de médiation et de mobilisation. Les intellectuels ne peuvent pas être laissés seuls dans ce combat. Ils ont besoin d’alliés, de relais et d’institutions capables de transformer leurs analyses en actions collectives. Sans cette articulation entre savoir et action, les idées risquent de rester lettres mortes.

Conclusion : une question mal posée

Les intellectuels guinéens sont là. Ils écrivent, ils dénoncent, ils proposent. Certains s’expriment depuis l’intérieur du pays, d’autres depuis l’extérieur, mais tous partagent la même volonté de contribuer à l’avenir de la Guinée. Le problème n’est pas leur absence mais leur invisibilisation.

La véritable question n’est donc pas : où sont-ils ? mais bien : qui veut réellement les entendre ? Tant que cette question ne sera pas posée avec sincérité, le dialogue entre gouvernants et intellectuels restera impossible. Or, sans ce dialogue, la Guinée ne pourra pas construire l’avenir ambitieux qu’elle appelle de ses vœux.

Par Docteure Yassine Kervella-Mansaré, anthropologue