Le 23 juin dernier, disparaissait l’ex-Gouverneur de la région de Mamou, Amadou Oury Lemmy Diallo. Retour sur la vie et le parcours de ce politicien, basketteur et charismatique cinéphile dans sa jeunesse avec le riche témoignage de Cheick Oumar KANTÉ, qui l’a côtoyé aussi bien à Labé qu’à la Cité universitaire Mermoz, à Abidjan.
À la disparition d’autres valeureuses personnalités guinéennes ayant passé une partie de leur exil en Côte d’Ivoire, j’ai évoqué celles et ceux qui nous ont rendu visite à la Cité Mermoz, dans le quartier de Cocody, à Abidjan.
« La Cité Mermoz », « La Cité des Guinéens » ? Ce sont les baraques au fond de l’impasse ! Vous ne risquez pas de vous tromper. Elle ne ressemble à rien d’autre dans les parages.
Longtemps avant l’heure, l’indication de localisation GPS qui nous a été ainsi donnée quand nous sommes arrivés de Bamako en juillet 1970 avait été générée par des étudiants attributaires, eux, de chambres dans « les vraies résidences universitaires » parce que boursiers de leur pays. Parmi eux, les Gabonais étaient les plus dotés.
— Faux, bien sûr ! « La Cité des Guinéens » est identique à tous points de vue au Centre d’Accueil mitoyen des petits Biafrais rescapés de la guerre dans leur pays, le Nigeria et c’était bien pour cela qu’elle était la risée des autres étudiants, les Ivoiriens, en particulier !
Un ensemble de préfabriqués, il est vrai, des bungalows en bois sur pilotis, le surplus d’habitats d’urgence pour des réfugiés.
Mais, comparées aux rares cabines pour quatre ou six étudiants à l’IPK (Institut Polytechnique de Kankan) et même à celles de l’IPC (Institut Polytechnique de Conakry), deux établissements faisant office d’universités en Guinée où elles ont été construites selon certaines règles — soviétiques — de l’architecture, sans parler des salles d’hôpital recyclées en résidences ni des anciens dortoirs de lycées, d’immenses hangars, réattribués aux étudiants depuis la fin des internats dans le secondaire en Guinée, les chambres de Mermoz nous offraient sans conteste des prestations dignes de grands palaces ! Un lit individuel à une place au lieu de lits superposés, une douche et un lavabo à partager en principe avec un seul voisin, une table de travail. Une salle de jeux dans laquelle le baby-foot est roi et une pièce abritant la télévision sont par ailleurs aménagées pour toute la cité…
Bonheur inoubliable
La télé, l’écran magique ! Nous avons été tellement émerveillés de découvrir son existence en nous installant à Mermoz ! Les séries de l’époque : « Le Grand Chaparral », « Le Saint », « Le Fugitif », « Les Envahisseurs » … et les émissions de variétés nous ont tant plu parce qu’elles nous ont beaucoup aidés à raccourcir nos nuits et à supporter la nostalgie de notre pays ! Voir, entre tous, James Brown alias Mr Dynamite chanter et danser le pop-corn a été pour nous un moment de bonheur inoubliable.
Mermoz, ce sont aussi les fontaines miraculeuses d’eau fraîche en quelques endroits de la cour où il suffit de poser le pied sur une pédale pour se désaltérer à volonté à tout moment du jour et de la nuit plus chauds et plus moites que les jours et les nuits de nos Conakry, Kankan et surtout Labé natals. Là-bas dans notre célèbre « Château d’eau de l’Afrique occidentale », nous n’avons pas encore — hélas ! — accès à l’eau potable avec autant de facilité partout. Combien de fois nous sommes-nous contentés pour toute nourriture de boire et de reboire la précieuse eau parce que nous n’avons même pas cinq francs CFA pour acheter la plus petite portion du célèbre attiéké, cette si bonne semoule de manioc accompagnée de poisson braisé ?
Mermoz a été pour nous une école d’apprentissage des moindres gestes de survie, d’amitié, de confraternité et surtout d’amour pour la mère-patrie, en même temps que celle de notre émancipation complète des tutelles parentale et nationale. Le goût du travail, le sens des responsabilités, l’habitude de l’ordre et de la rigueur sont des valeurs que nous avons intégrées à notre formation en habitant « la Cité qui ne ressemble à aucune autre« , mieux que nous n’aurions jamais su le faire à l’Institut pseudo-polytechnique de Kankan ou même de Conakry !
Une enclave guinéenne
De toute façon, Mermoz n’a pu devenir une enclave guinéenne dans le paysage universitaire ivoirien que grâce à un certain sens aigu de la solidarité car, sur la dizaine d’étudiants guinéens au départ, seuls quelques-uns, les plus anciens, avaient obtenu une chambre individuelle. Ils ont offert leur hospitalité à une trentaine d’autres à peu près et (…) « notre Cité » a été par la suite reconnue dans toute l’Afrique de l’Ouest comme celle qui abrite « les Républicains ». Comprendre : les étudiants guinéens exilés, comme nous avons décidé de nous appeler entre nous. Les facs d’Abidjan ayant acquis, elles aussi, la réputation d’être accueillantes pour les étudiants étrangers, plusieurs de nos compatriotes de l’Université de Dakar, par exemple, ont opté pour la poursuite de leurs études dans la capitale ivoirienne. La densité dans les résidences guinéennes a alors quadruplé, quintuplé voire sextuplé …
Ainsi, à peu près, ai-je raconté dans Orphelins de la Révolution, récit publié chez Menaibuc en 2004, les durs moments que nous sommes un certain nombre à avoir vécus au « campus emblématique » des étudiants guinéens dans les années 70…
Lemmy n’était pas du nombre des visiteurs. Il y résidait lui-même, étudiant qu’il était en fac d’histoire et de géographie. Il a même été le président du bureau de l’AEGCI (Association des Etudiants Guinéens en Côte d’Ivoire) après en avoir été le vice-président entre 1972 et 1974 et moi-même, son secrétaire général au cours de l’année universitaire 1973.
De « Lemmy Caution », surnom contracté après une fréquentation régulière du cinéma Demarchelier quand il y en avait encore un au centre de Labé notre ville natale, il avait le charme, le charisme, celui d’Eddy Constantine, l’acteur qui portait ce nom dans les films tirés des romans de James Hadley Chase. Je m’empresse de préciser qu’il n’avait pas – mais alors pas du tout ! – une seule des addictions caractéristiques dudit grand acteur, immortalisées par une certaine chanson très célèbre.
Amadou Oury Diallo s’est surnommé Lemmy comme des générations et des générations de Guinéens dans leur jeunesse se sont – ou ont été surnommés – Antoine, Bebel, Cochran, Eusobio, Garincha, Joski, Mulligan, Pacheco, Pelé, Ringo, Tino… en empruntant aux célébrités du cinéma, de la musique et du sport mais aussi à des mathématiciens ou à des philosophes comme Bréard et Démocrite, des surnoms qui ont souvent occulté les prénoms de baptême de beaucoup.
Amadou Oury Diallo alias Lemmy (ou, pourquoi pas ? Lemmy alias Amadou Oury Diallo !), ton décès me rappelle non seulement notre quotidien d’étudiant guinéen à Mermoz mais aussi et surtout l’émouvant rassemblement que nous y avons tenu à l’annonce d’une certaine agression portugaise.
Agression portugaise
À l’aube du fatidique 22 novembre 1970, la nouvelle est tombée sur les télescripteurs des grandes agences d’information aussitôt relayée par toutes les radios d’Afrique et du monde.
— Des militaires qui veulent renverser le président Sékou Touré ont débarqué sur les plages de Conakry!…
Dans la colonie estudiantine guinéenne de Mermoz, les lève-tôt ont vite réveillé les couche-tard et, tout de suite, des groupes d’écoute de radios se sont constitués. Le bureau de l’AEGCI a décidé la tenue d’une assemblée générale extraordinaire devant la gravité de la situation et l’emballage pour le moins paranoïaque que lui procure l’un des plus célèbres commentateurs de Radio Conakry, celui à la voix lugubre des circonstances tragiques, hélas trop fréquentes dans notre pays, voix en tout cas la plus fidèle à celle du Chef Suprême.
Vague, ténue, insignifiante, désespérante en somme est notre moisson de nouvelles du débarquement ! Quant à l’étau dans lequel nous avons tout d’un coup l’impression d’être pris, il nous paraît critique sinon tragique. La Guinée est attaquée ! La vie de nos parents et amis est donc menacée. Mais, si c’est le Portugal qui tente d’étendre sa domination à notre chère Guinée au moment même où « sa Guinée », (l’actuelle Guinée-Bissau) commence à lui échapper, nous nous devons d’être aux côtés de nos compatriotes et auprès de nos voisins pour bouter l’envahisseur hors de toute la région. Cependant, à imaginer que de vrais patriotes aient entrepris de nous débarrasser de Sékou Touré, dans ce cas surtout, nous ne pouvons pas demeurer en reste quoi qu’il puisse nous en coûter à nous-mêmes et à tous les nôtres !
Il pleut depuis un bon moment, de ces pluies de la fin du mois de novembre d’autant plus orageuses qu’elles vont être les dernières avant l’installation complète de la saison sèche. Personne ne semble pourtant en être incommodé et d’ailleurs, la salle des jeux et toutes les vérandas des chambres de Mermoz ne suffiraient pas pour nous abriter tous. Les difficultés de se faire entendre sont aggravées par les intempéries et les échanges sont d’autant plus incandescents. C’est très tard dans la nuit, alors que les pompiers du ciel eux-mêmes ont reconnu depuis longtemps et assumé leur impuissance à éteindre l’embrasement général des cœurs que nous allons réussir à asseoir une stratégie vite résumée en trois attitudes simples à adopter par tous.
Brosser un panorama
— Démentir partout de façon énergique la prétendue agression portugaise de la Guinée et tourner en ridicule les soi-disant complicités française, allemande, sud-africaine, voire sénégalaise et ivoirienne.
— À tous ceux que le sort de notre pays intéresse, brosser un panorama complet de sa situation depuis son accession à l’indépendance — avant tous les autres pays francophones de la région, il ne faut pas oublier de le rappeler — pour justifier le besoin de changement d’hommes et de politique.
— Tenter par tous les moyens de dissuader les camarades étudiants des autres associations nationales de déclencher la grève et de « marcher sur les ambassades » des pays incriminés à tort, selon nous, par La Voix de la Révolution.
Séance tenante, une délégation qui prendra la parole au meeting de l’université, convoqué pour le 23 au soir, est enfin composée. Porte-parole de l’AEGCI, elle dira l’entière disponibilité des étudiants guinéens pour apporter à ceux qui le désirent « tous les éléments d’information relatifs au débarquement de troupes à Conakry » !
Avec force tact et amabilité, elle aura en outre pour mission de suggérer aux diverses associations-sœurs de ne prendre aucune initiative concernant l’actualité dans notre pays sans une concertation préalable avec l’AEGCI.
Combien nous étions loin d’imaginer l’attitude des autres étudiants africains à notre égard ! Non contents de houspiller, huer et donc empêcher de parler notre délégation au sein de laquelle nous avons été bien inspirés d’intégrer des judokas, karatékas et autres adeptes d’arts martiaux qui ont ainsi pu protéger sa rapide retraite, des hordes d’extrémistes viendront nous narguer jusque dans notre modeste Cité en criant leur haine de classe : « Étudiants guinéens vendus à l’impérialisme ! étudiants guinéens réactionnaires, contre-révolutionnaires ! étudiants guinéens apatrides, anti-Africains… ! »
Les autorités ivoiriennes récompensent le « bon comportement » de l’AEGCI pendant l’agitation des étudiants « révolutionnaires » en faveur de la Guinée « agressée » en attribuant quelques chambres et des pécules. Le FAC – Fonds français d’Aide et de Coopération – décide pour sa part d’octroyer des bourses à certains étudiants guinéens ayant obtenu des résultats excellents, aides financières appréciables mais renouvelables à la seule condition que les bénéficiaires rééditent leurs performances tous les ans.
L’Assos prend toutes ses responsabilités et les étudiants guinéens dans leur ensemble font preuve de grande maturité et d’une bonne volonté d’entraide.
Retour et volonté de servir le pays natal
Bourses, pécules et chambres sont gérés en exclusivité par les membres du bureau qui se chargent de répartir les étudiants dans les chambres obtenues, du coup, même dans les plus belles Cités. L’argent reversé tout entier dans la caisse commune par les boursiers, ils le partagent en autant d’étudiants inscrits après déduction des loyers payés par leurs soins au CNOU (Centre National des Œuvres Universitaires)… »
Parti enseigner entre 1974 et 1981 à Dimbokro, Lakota, et étudier le journalisme à Bordeaux pour revenir à Dimbokro en 1982 puis à Grand Bassam y enseigner encore en collaborant à un magazine abidjanais, « Ivoire Education », je n’ai plus retrouvé Lemmy qu’à Labé après la mort de Sékou Touré en 1986. Dans la librairie qu’il a ouverte, je lui ai présenté la maquette de « La Nouvelle École », projet de périodique d’information sur l’école en Guinée, en Afrique et dans le monde. L’un et l’autre, nous étions convaincus que la Guinée se relèverait plus vite si beaucoup d’exilés retournaient au pays et apportaient leur concours dans le domaine de leurs compétences.
Par cette volonté de servir la patrie chevillée au corps, il a dû entrer en politique, lui, jungle encore plus redoutable en Guinée que partout ailleurs. Mais, coalisé à un moment donné avec le RPG (Rassemblement du Peuple de Guinée de Alpha Condé (président du 21 décembre 2010 au 5 septembre 2021, débarqué à cette date après avoir tripatouillé la constitution et réussi à se faire réélire pour un troisième mandat), son parti l’UPR (Union pour le Renouveau et le Progrès) n’aura pas pu faire prendre le chemin de la bonne gouvernance.
C’est peut-être en tant que Gouverneur de la région administrative de Mamou où, semble-t-il, il aura initié et réalisé des projets, encouragé la pratique du sport (à Labé déjà, dans un premier temps, en bon basketteur qu’il était lui-même) qu’il aura grandement contribué à apaiser les relations entre ressortissants de Mamou, Pita et Dalaba. Ainsi aura-t-il donné un peu, lui, pour la Guinée comme nous rêvions tous de pouvoir le faire quand nous ne vivions que d’un espoir très ténu de retourner un jour au pays natal.
Revenant d’une visite express de ma famille à Labé après avoir participé à un colloque des Éditions Gandal à Conakry en 2017, le chauffeur de la voiture prêtée par un de mes frères a reconnu, roulant en sens inverse, celle du Gouverneur de Mamou ! Que n’avons-nous pu nous arrêter pour avoir le plaisir de nous entretenir même un tout petit instant à cause de l’état de la route, une de ces trop nombreuses « routes de l’impossible » en Guinée, notamment entre Kindia et Mamou où, bien sûr, je ne l’ai pas trouvé à son bureau !
Des nouvelles de sa librairie ? J’ai su qu’elle n’a pas tenu longtemps. Ce qui me surprend à peine puisque « La Nouvelle École », mon magazine qui aurait dû être mensuel n’aura pu paraître que tous les trois mois et ne produire que huit numéros avant sa disparition, torpillé par certains ronds-de-cuir de l’époque, bien planqués au sein des ministères de l’Éducation Nationale, de la Culture et de la Communication, « révolutionnaires » réfractaires à tout changement et farouchement hostiles à la réintégration des anciens exilés…
Repose en paix, Lemmy ! Notre chère Guinée t’est reconnaissante.
Cheick Oumar Kanté