Les saisons passent, les peuples changent, mais les trônes, eux, ne perdent jamais leurs feuilles. Ici, tout est éternel : les palais, les discours, les vieillards qu’on maquille pour les faire passer pour des promesses. Je vous écris depuis l’arrière-salle climatisée d’un palais présidentiel. Ne me demandez pas lequel. Les palais africains se ressemblent tous, ces tombeaux dorés bâtis sur les ruines de nos rêves. Les murs sentent la peur polie, le cuir fatigué des fauteuils et la certitude du pouvoir qui se croit immortel. Pendant que les drapeaux flottent, la démocratie, elle, tousse dans un coin, couverte de poussière et de protocole.
Chez nous, la démocratie n’est pas une idée, c’est un rituel. Un bal masqué où les mêmes têtes changent de costume tous les cinq ans, tous les sept, parfois douze, selon la lune ou le caprice du chef. On sort les urnes comme on sort les tambours, on repeint les écoles, on promet le paradis, on distribue du savon et des tee-shirts. Le peuple chante, danse, espère. Puis le rideau tombe, la musique s’éteint, et le même vieux visage revient, comme une chanson qu’on ne sait plus comment arrêter.
Au Cameroun, on enterre les morts. En Côte d’Ivoire, on enterre les illusions. Ici, on ne change pas de président, on change de calendrier. Les urnes, ces saintes reliques, savent parler toutes seules. Elles murmurent dans la langue du pouvoir, toujours douce, toujours victorieuse. Les commissions électorales, les cours suprêmes, ces orchestres dociles, ne connaissent qu’une seule partition, celle que le palais compose à la veille du scrutin. L’opposition gesticule, aboie, s’indigne, puis se tait dès que le festin commence, comme un vieux griot qu’on a trop fait chanter.
Pourquoi continuer à se mentir ? Pourquoi gaspiller tant d’encre, tant d’espoir, tant de bulletins pour des élections dont on connaît d’avance la fin ? Instaurons la démocratie par acclamation perpétuelle. Chaque année, le chef serait réélu par le silence du peuple. Pas de bulletin, pas de contestation. Le silence deviendrait le nouveau suffrage, la peur la nouvelle légitimité. Et s’il meurt, on le garde encore, par habitude. Les cadavres, ici, gouvernent mieux que les vivants.
Nos présidents ne sont pas des hommes d’État, ce sont des curiosités naturelles. On devrait les mettre au musée, entre le baobab et la momie : voici le chef qui régna quarante ans sans jamais cligner des yeux. Les nations tremblent, mais eux demeurent. Ils se succèdent à eux-mêmes, se félicitent eux-mêmes, se fécondent eux-mêmes. Ils sont leur propre descendance.
Pendant ce temps, la jeunesse regarde ailleurs. Elle compte les jours, les bateaux, les mirages. Elle rit jaune devant les promesses recyclées, devant les hymnes qu’on lui impose comme des prières d’un autre âge. Elle rêve d’air libre, de routes sans barrages, de pays sans père éternel. Mais pour l’instant, elle danse encore, par politesse.
Un jour, le bal s’arrêtera. Le tambour se brisera sous le poids du mensonge. Les rois de carton découvriront que même les trônes ont des termites. Mais d’ici là, la fête continue. Les projecteurs brillent, les micros chauffent, les griots applaudissent. Et la démocratie, cette vieille danseuse au cœur fêlé, continue de tournoyer sur ses béquilles.
Dans un coin de la salle, un autre rythme s’élève. Il vient de ma Guinée, ce pays qui aime autant la révolte que la déception. Là-bas, un colonel a fait taire le vieux disque, promettant de rendre au peuple la chanson qu’on lui avait volée. Depuis, la foule retient son souffle, suspendue aux lèvres du maître des lieux, devenu général Mamadi Doumbouya. Il ne s’est pas encore déclaré candidat, et déjà, le silence qui l’entoure ressemble à une prière. Une prière inquiète, pleine d’espoir et de soupçons.
Le pouvoir, chez nous, est un vin fort. Il grise, il étourdit, il finit par mordre. Doumbouya a promis d’être différent. Le peuple, lui, guette encore la preuve. Car l’Afrique connaît trop bien cette valse : les révolutions commencent en treillis et finissent en complet-veston, la main sur le cœur, le sourire usé jusqu’à la corde. On change la musique, mais les danseurs restent les mêmes.
Alors oui, que le bal continue. Que les tambours tonnent et que les griots chantent. Mais qu’on sache, enfin, que la piste appartient à ceux qui n’ont pas encore dansé. Car un jour, les dieux eux-mêmes s’ennuieront, et le peuple, las de battre des mains, réclamera enfin la musique qu’il mérite.
Ousmane Boh Kaba


