En Afrique de l’Ouest francophone, la décentralisation a été présentée comme une réponse stratégique à trois défis majeurs : rapprocher l’État des citoyens, mieux planifier le développement local et renforcer la cohésion sociale. Plus de trente ans après les premières réformes, le tableau est contrasté : des avancées réelles, mais encore beaucoup de blocages dans le transfert effectif de pouvoirs, de compétences et, surtout, de ressources.

L’enjeu est simple à formuler, mais difficile à mettre en œuvre : sans collectivités territoriales légitimes, dotées de moyens réels, le développement local reste un slogan.

1. Où en est la décentralisation en Afrique de l’Ouest ?

Plusieurs sources récentes permettent de mesurer, au moins en partie, l’état de la décentralisation sur le continent.

  • À l’échelle de l’Afrique, les gouvernements locaux gèrent une part relativement faible de la dépense publique comparée à d’autres régions du monde. Le World Observatory on Subnational Government Finance montre que l’Afrique est, avec le Moyen-Orient, la région où la part des dépenses publiques exécutées au niveau local est la plus basse au monde.
  • En Afrique de l’Ouest, une analyse publiée en 2017 estimait que la part moyenne des dépenses publiques gérées par les collectivités locales tournait autour de 4%, bien en-deçà des pays où la décentralisation est pleinement assumée.

Si l’on zoome sur certains pays, on verrait à la fois les progrès et les limites :

  • Au Ghana : les dépenses des gouvernements locaux représentaient environ 1,8% des dépenses publiques totales en 2020, alors qu’elles dépassaient 25% quelques années plus tôt, selon des travaux antérieurs. Dans le même temps, les femmes ne représentaient que 4,7% des conseillers locaux après les élections de 2015 (276 sur 5 930).
  • En Sierra Leone : en 2020, la dépense locale ne représentait que 1,5% des dépenses publiques totales, et les femmes comptaient pour 17,7% des conseillers élus en 2018.

Au-delà des chiffres, des analyses comparatives soulignent un autre problème structurel : le déficit de capacités humaines au niveau local. Une étude récente de Brookings, basée notamment sur les travaux de UCLG-Africa, rappelle qu’en moyenne, les administrations locales africaines disposent d’environ 1,4 cadre de gestion pour 1 000 habitants, contre 36 dans les pays développés. Cela signifie que même lorsque des ressources existent, il manque souvent les compétences pour les planifier et les gérer efficacement.

Enfin, du point de vue institutionnel, un rapport de 2021 sur l’ «environnement institutionnel» des villes et collectivités africaines montre que la majorité des pays africains offrent encore un cadre défavorable ou peu favorable à l’action des collectivités locales. Treize des quinze pays ouest-africains sont classés dans les catégories nécessitant des réformes majeures ou profondes.

2. Quand la décentralisation dysfonctionne : causes et effets

2.1 Transferts incomplets : des compétences sans les moyens

Dans de nombreux pays, les textes de loi prévoient un transfert de compétences (éducation de base, santé primaire, gestion de l’eau, aménagement urbain), mais les ressources financières suivent peu ou tardivement.

  • Au Mali, l’étude classique de Ole Martin Gaasholt sur la décentralisation et la politique locale met en lumière ce paradoxe : l’État transfère des responsabilités aux communes mais continue de contrôler la plupart des ressources, maintenant une forte dépendance financière.
  • La conséquence concrète est visible dans des communes rurales : les mairies se retrouvent à élaborer des plans de développement qu’elles ne peuvent pas financer, ou qu’elles réalisent uniquement grâce à des ONG ou des projets de bailleurs.

Ce décalage entre les textes et la réalité budgétaire est un premier moteur de la « panne » de la décentralisation : les collectivités sont légalement responsables, mais financièrement impuissantes.

2.2 Centralisation persistante et tutelle lourde

Même là où les collectivités existent juridiquement, les représentants de l’État (gouverneurs, préfets, sous-préfets) gardent souvent un pouvoir déterminant sur les décisions locales.

Le cas du Burkina Faso est instructif : le pays compte 13 régions, 45 provinces et 351 départements, en plus des communes. Cette architecture complexe, décrite par le rapport BTI 2024, rend la chaîne de décision lourde et renforce la tutelle des services déconcentrés sur les exécutifs locaux.

Dans le même rapport, les auteurs soulignent que l’insécurité au Sahel a entraîné la fuite de nombreux fonctionnaires de certaines provinces et un effondrement de la décentralisation dans les zones les plus touchées : quand l’administration centrale se retire pour des raisons sécuritaires, les collectivités locales se retrouvent sans appui, sans personnel, et parfois sans présence effective de l’État.

2.3 Crises politiques et délégations spéciales

Les transitions politiques récentes ont ajouté un niveau supplémentaire de fragilité.
En Guinée, par exemple, des analyses de presse relayées par Infochrono montrent qu’à partir de fin 2023, le pouvoir central a décidé de remplacer progressivement des conseils communaux élus par des délégations spéciales nommées, au nom de la transition.

Le ministre guinéen de l’Administration du territoire et de la Décentralisation, Ibrahima Kalil Condé, serrant la main à des administrateurs territoriaux

Dans plusieurs pays du Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger), des dynamiques similaires existent : suspension ou report des élections locales, organes provisoires, recomposition des majorités. Le résultat est double :

  • Une crise de légitimité : les responsables locaux tirent leur pouvoir d’un décret plutôt que des urnes. Ils rendent des comptes « vers le haut » (à l’autorité de tutelle) plus que « vers le bas » (aux citoyens).
  • Un affaiblissement du contrôle citoyen et de la redevabilité : sans élections régulières, les populations n’ont plus de levier direct pour sanctionner ou récompenser l’action publique locale.

2.4 Capacité limitée et confiance en berne

La faiblesse des ressources humaines se traduit par des difficultés très concrètes :

  • Manque de planificateurs formés à l’analyse territoriale et à la budgétisation ;
  • Faible maîtrise des procédures de passation des marchés, de suivi-évaluation et de reddition de comptes ;
  • Sous-représentation persistante des femmes et des jeunes dans les instances locales (4,7% de conseillères au Ghana en 2015 ; 17,7% en Sierra Leone en 2018).

Ces carences alimentent une crise de confiance : des études récentes sur la gouvernance locale en Afrique montrent que moins de la moitié des citoyens déclarent faire confiance à leurs gouvernements locaux, avec de fortes variations selon les pays.

3. Ce que montrent les terrains : quelques études de cas

Pour sortir du débat théorique, il est utile de regarder ce qui se passe dans des collectivités concrètes.

3.1 Farimaké (Mali) : la réforme sans moyens suffisants

Au Mali, la commune rurale de Farimaké illustre bien le « transfert sans ressources ». Des recherches sur la décentralisation malienne montrent que l’État a transféré des responsabilités aux communes (gestion de services de base, équipements collectifs), mais que ces communes ont souvent dû se tourner vers les ONG pour financer leurs projets, faute de ressources fiscales locales ou de transferts suffisants.

Résultat :

  • La commune reste dépendante des priorités des bailleurs ;
  • Les élus locaux deviennent parfois plus des « courtiers en projets » que des planificateurs de développement ;
  • Des tensions apparaissent entre services de l’État, élus, ONG et chefferies coutumières.

3.2 Bankilaré (Niger) : un statut renforcé, mais une commune fragile

Au Niger, la commune de Bankilaré est devenue un cas emblématique de la décentralisation. Les travaux de l’anthropologue Eric Komlavi Hahonou montrent comment cette commune a obtenu un statut particulier à l’issue d’un long processus de réformes dans les années 1990-2000. Bankilaré bénéficie aujourd’hui de structures de gouvernance locale reconnues ; pourtant, son isolement géographique et la faiblesse de ses ressources économiques rendent la commune vulnérable. L’expérience montre que :

  • La création juridique d’une commune ne suffit pas : sans base économique locale, l’autonomie reste fragile ;
  • La présence des migrants et de la diaspora joue un rôle clé dans le financement des équipements, mais souvent de manière ponctuelle et non planifiée.

3.3 Dugu (Mali) : quand la municipalité perd sa légitimité

Une thèse récente d’Andrew Korn sur la gouvernance locale au centre du Mali analyse finement la perception des populations. Dans la commune de Dugu, les habitants jugent fréquemment le gouvernement municipal inefficace : ils évitent de payer les taxes locales et préfèrent se tourner vers les chefs coutumiers ou les ONG pour régler leurs problèmes ou accéder à certains services.

Ce cas montre que :

  • Sans résultats tangibles, la légitimité des élus locaux se dégrade rapidement ;
  • Quand les collectivités ne fournissent pas de services visibles, la fiscalité locale devient très difficile à accepter ;
  • La concurrence entre institutions (État, collectivités, autorités traditionnelles, ONG) peut alimenter méfiance et conflits.

3.4 En Guinée : le FNDL, un mécanisme innovant mais encore en construction

En Guinée, la création du Fonds national de développement local (FNDL) marque une avancée majeure. Les documents de la Banque mondiale montrent que le FNDL est alimenté par 15% des recettes fiscales issues des entreprises minières, transférées chaque année aux collectivités locales.

Ce mécanisme a plusieurs mérites :

  • Il stabilise une ressource importante au bénéfice des communes ;
  • Il conditionne les transferts à l’existence de plans de développement locaux et de procédures de gestion minimales ;
  • Il commence à financer des investissements structurants dans les communes minières et non minières.

Toutefois, les rapports d’évaluation soulignent aussi des défis : exécution partielle des montants prévus, capacités variables des communes à programmer et suivre les investissements, risques de capture politique.

4. Comment transformer la décentralisation en levier de développement local ?

Pour que la décentralisation devienne un véritable moteur de développement endogène, il ne suffit pas de « relancer » les textes. Il faut agir simultanément sur quatre registres : politique, institutionnel, organisationnel et financier.

4.1 Renforcer la légitimité politique et la gouvernance de proximit

4.1 Renforcer la légitimité politique et la gouvernance de proximité

  1. Tenir régulièrement des élections locales pluralistes
    • Mettre fin aux prolongations indéfinies de mandats et aux délégations spéciales qui s’éternisent.
    • Restaurer le principe de redevabilité : un mandat clair, un bilan, une sanction ou une reconduction par les urnes.
  2. Clarifier la place de l’État déconcentré
    • Réduire la tutelle aux contrôles de légalité (respect des lois, lutte contre la corruption), sans bloquer les choix politiques locaux.
    • Clarifier les rôles entre gouverneurs, préfets, sous-préfets et maires pour éviter les conflits de compétences.
  3. Rendre la gouvernance plus inclusive
    • Introduire ou renforcer des quotas de femmes et de jeunes dans les conseils locaux, avec des dispositifs d’accompagnement (formation, mentorat).
    • Encourager l’émergence d’élus issus des mouvements associatifs, des organisations de femmes, des groupements professionnels et de la diaspora.

4.2 Consolider les cadres institutionnels et les capacités locales

    1-Des services techniques locaux structurés
    • Créer ou renforcer des cellules de planification et suivi-évaluation au niveau des communes et régions.
    • Mettre en place, avec l’appui des États et des partenaires, des programmes de formation continue en : Planification territoriale ; Gestion budgétaire et fiscale ; Suivi-évaluation et reddition de comptes ; Gouvernance foncière et médiation de conflits.

    2-Des plans de développement local adaptés aux contextes fragiles
    • Dans les zones confrontées à l’insécurité, privilégier des Plans de Développement Local simplifiés (15–20 pages) recentrés sur quelques priorités : sécurité humaine, services sociaux de base, relance des activités économiques, cohésion sociale.
    • Utiliser des outils numériques accessibles (KoboToolbox, ODK…) pour collecter les données de base et suivre quelques indicateurs simples.

    3-Institutionnaliser la participation citoyenne
    • Mettre en place des comités de concertation dans chaque commune, réunissant élus, services techniques, représentants de femmes et de jeunes, autorités traditionnelles et diaspora.
    • Organiser chaque année au moins : Un forum communal de développement ouvert au public ; Une journée de reddition de comptes où le budget et les résultats sont présentés de manière pédagogique.

    4.3 Sécuriser et diversifier les ressources financières locales

    1. Garantir un minimum de financement stable
      • Instituer, dans chaque pays, un fonds national de péréquation, alimenté de manière prévisible (ressources minières, TVA, droits de porte…) et réparti selon des critères clairs (population, pauvreté, isolement).
      • S’inspirer de l’expérience guinéenne du FNDL, tout en renforçant la transparence et la performance de l’utilisation des fonds.
    2. Renforcer la fiscalité locale sans étouffer les populations
      • Simplifier les taxes locales (marchés, licences, petites activités) et améliorer les systèmes de recouvrement (registre des contribuables, quittanciers sécurisés, paiements mobiles).
      • Lier explicitement chaque taxe à des services visibles (entretien des marchés, éclairage public, gestion des déchets), pour renforcer l’acceptabilité.
    3. Mobiliser les partenariats et la diaspora
      • Développer des fonds de développement communautaire cogérés par les communes et les associations de ressortissants à l’étranger, avec des règles simples de choix des projets.
      • Faciliter les partenariats public-privé à petite échelle (adduction d’eau, énergie solaire, marchés ruraux, transformation agro-alimentaire).
    4. Mettre la transparence au cœur du système
      • Publier chaque année, dans un format accessible, le budget communal et un rapport d’exécution simplifié.
      • Généraliser les audits indépendants pour les communes recevant des montants significatifs de transferts.

    4.4 Articuler développement local, paix et résilience
    Dans les pays confrontés à l’insécurité (Sahel, zones frontalières, régions minières sous tension), la décentralisation doit aussi être un levier de prévention des conflits.
    • Créer des comités locaux de paix et de médiation rassemblant élus, chefs religieux et coutumiers, organisations de femmes et de jeunes, représentants de l’administration.
    • Prioriser les investissements qui réduisent les tensions : gestion concertée de l’eau et des pâturages, pistes rurales, marchés à bétail, mécanismes de compensation foncière.
    • Intégrer systématiquement la dimension « gouvernance locale et cohésion sociale » dans les programmes de sécurité et de stabilisation.

    Algassimou Poredaka Diallo

    5. Conclusion : passer de la promesse au résultat

    La décentralisation n’est ni une baguette magique ni une réforme technique parmi d’autres. En Afrique de l’Ouest, c’est un choix politique structurant : accepter que les territoires, communes, préfectures, régions, soient de véritables espaces de décision, capables de conduire leur propre trajectoire de développement.
    Les données récentes montrent que le chemin reste long : part faible des dépenses locales, capacités humaines limitées, environnement institutionnel souvent défavorable, confiance citoyenne fragile.
    Pourtant, des signaux positifs existent : mécanismes innovants de financement comme le FNDL en Guinée, expériences de planification participative, implication croissante de la diaspora et des organisations de la société civile. La question n’est plus de savoir si la décentralisation est nécessaire, mais comment la rendre efficace, surtout dans des contextes de transition politique et d’insécurité.
    En tant qu’expert en développement local et praticien de terrain, ma conviction est la suivante : sans collectivités locales légitimes, dotées de compétences et de ressources, il n’y aura ni développement durable ni paix durable dans nos territoires.
    L’Afrique de l’Ouest a tout à gagner à faire de la décentralisation non plus un chantier inachevé, mais un véritable contrat de confiance entre l’État, les collectivités et les citoyens.

      Algassimou Poredaka Diallo
      Expert en Développement Local
      Fondateur et Gérant de Local Development Consulting, LLC