Il y a soixante ans, le 17 janvier 1961, disparaissait Patrice Lumumba. Premier ministre, personnage charismatique, il est l’un des principaux artisans de l’indépendance de l’actuelle République Démocratique du Congo. Comme dans plusieurs autres pays africains nouvellement indépendants, le cordon ombilical n’est pas encore coupé entre l’ancienne colonie et la Belgique. Dans un contexte de guerre froide, les anciennes puissances coloniales capitalistes voient d’un mauvais œil la montée du communisme dans les nouveaux pays africains.
Le camp occidental s’est persuadé, tout au long de l’année 1960, que Patrice Lumumba servait les intérêts du bloc de l’Est et que sa présence à la tête de l’État congolais était une menace. Sa neutralisation politique puis sa mise en détention ne suffisent pas à calmer les inquiétudes de ses adversaires. Beaucoup craignent que Lumumba soit libéré, qu’il puisse organiser depuis Stanleyville une rébellion et qu’il revienne au pouvoir. C’est dans ce contexte que son transfert au Katanga sera déclenché.
Plusieurs plans ont été imaginés pour neutraliser Lumumba, aucun ne semble pouvoir se concrétiser. Ce sont les Congolais qui reprennent l’initiative. Le 5 septembre 1960, dans la soirée, Joseph Kasa-Vubu prend la parole à la radio de Léopoldville [actuelle Kinshasa] pour annoncer qu’il démet Patrice Lumumba de ses fonctions, et demande au président du Sénat, Joseph Ileo, de former un nouveau gouvernement. Le conseiller belge de Kasa-Vubu, Jef Van Bilsen, a obtenu des Nations unies qu’elles ferment la station de radio et les aéroports. Lumumba ne tarde cependant pas à répliquer : le 7, devant la chambre congolaise, il démonte la mécanique du coup institutionnel de Kasa-Vubu.
Ce bras de fer relance la réflexion sur les actions à mener pour neutraliser le Premier ministre. Le ministre belge des Affaires étrangères Pierre de Wigny, écrit à la représentation belge de Brazzaville, devenue base arrière de la lutte anti-nationaliste : « Les autorités constituées ont le devoir de mettre Lumumba hors d’état de nuire. » Trois jours plus tard, le colonel Louis Marlière, l’un des principaux hommes de la Belgique sur le terrain, revient vers les autorités politiques : « Plan à l’étude pour action à Léo en accord avec gouvernement Iléo – succès très possible si exécutants aussi décidés en actes qu’en paroles. » Une autre option est également présentée : « plan Barracuda sera soumis à l’examen commandant Dedeken E’ville à exécuter sans participation gouvernement congolais. » Selon le chercheur Ludo De Witte, Marlière doit assurer la coordination de ce plan. Il sera appuyé par un spécialiste des renseignements et un officier d’une unité commando. Le ministre belge des Affaires africaines a donné le feu vert pour l’opération et appréciera l’opportunité de l’élimination de Lumumba. Mais barracuda se perdra dans les méandres de l’action secrète.
Un autre acteur a déjà pris la main. Le 14 septembre, dans la soirée, le colonel Mobutu annonce à la radio qu’il neutralise les politiciens jusqu’au 31 décembre. Il le fait avec la bénédiction de Larry Devlin, le chef de poste de la CIA. Devlin affirme avoir engagé les États-Unis aux côtés de ce coup de force lors d’une rencontre imprévue avec Justin Bomboko et Joseph-Désiré Mobutu, sans avoir eu le temps de demander l’avis de Washington[2]. Un collège de commissaires est créé. Le 10 octobre, Mobutu ordonne l’encerclement du domicile de Lumumba situé dans l’ancienne résidence du gouverneur général. Le bâtiment est désormais entouré d’une double ceinture de militaires : les casques bleus directement autour du domicile du Premier ministre déposé et un cordon de soldats de l’Armée nationale congolaise (ANC).
« Joe de Paris »
Entretemps, les plans d’empoisonnement de Lumumba par la centrale de la CIA se sont accélérés. Larry Devlin reçoit le 19 septembre un câble du quartier général lui annonçant l’arrivée prochaine à Léopoldville d’un officier supérieur qui se présentera comme « Joe de Paris » et sera porteur d’instructions verbales à mettre en œuvre. Le 21 septembre, Allen Dulles présente au Conseil de sécurité national un nouvel état de la situation au Congo. Il estime que le danger d’une influence soviétique reste présent et que Lumumba continue à représenter une menace, même s’il a été déposé.
« Joe de Paris » arrive à Léopoldville le 26 septembre. « Alors que je quittais l’ambassade, se souvient Devlin dans ses mémoires, j’aperçus un homme que je connaissais se lever de la table d’un café. C’était un officier supérieur, un chimiste très respecté que j’avais déjà rencontré. Il marcha dans ma direction et nous sommes entrés dans ma voiture. » L’homme n’est autre que Sidney Gottlieb, l’assistant spécial pour les problèmes scientifiques de la CIA. Mais avant d’engager la discussion, Devlin attend d’arriver dans une maison sécurisée. « Il s’assit et me raconta toute l’histoire. Il était venu au Congo porteur de poisons mortels qui devaient servir à assassiner Lumumba et c’était à moi de le faire. » Gottlieb est clair : les détails relèvent de Devlin, mais en aucune manière le gouvernement américain ne doit être impliqué. Il lui remet un petit paquet. « Prenez ça », dit-il. « Avec ce qu’il y a dedans, personne ne sera jamais à même de savoir que Lumumba a été assassiné. » La boîte contient plusieurs poisons. L’un d’entre eux est dans un tube de dentifrice. Si Lumumba l’utilise, il semblera avoir été victime de la polio[4]. Devlin explique dans ses mémoires les réticences qu’il a ressenties à mettre en œuvre cet empoisonnement. Et la façon dont il l’a par conséquent fait traîner. Le quartier général finit par lui demander d’accepter l’affectation temporaire d’un agent censé se concentrer sur la mission ultra secrète.
L’homme qui a été désigné s’appelle Justin O’Donnell et arrive à Léopoldville le 3 novembre. Il fait preuve lui aussi d’un enthousiasme limité dans la mise en œuvre de sa mission. Il loue un poste d’observation près de la résidence de Lumumba, fait la connaissance d’un garde des Nations unies, dont il espère pouvoir louer les services quand il faudra passer à l’action. Et il prévoit de recourir aux services d’un autre agent dont le nom de code est QJ/WIN. De ce dernier homme on sait peu de choses : il a été recruté en Europe, a un passé criminel, très peu de scrupules et il est capable de tout faire, y compris un assassinat. Mais il n’arrive pas au Congo avant le 21 novembre. À la fin du mois, Lumumba ayant réussi à quitter Léopoldville, la CIA envisagera d’envoyer QJ/WIN à Stanleyville (actuelle Kinshasa).
Les craintes du SDECE sur un soutien égyptien à Stanleyville
Quelle partition la France joue-t-elle dans la lutte contre Lumumba à cette époque ? On manque encore de travaux d’historiens sur la position du pouvoir central français. Dans un texte du 3 octobre 1960 et mis au jour par RFI le diplomate Jean Sauvagnargues, futur ministre français des Affaires étrangères, indiquait notamment que l’« élimination de M. Lumumba » était un objectif « désirable en soi », dans une formulation aussi ambigüe que de nombreuses autres déclarations de l’époque. Mais cet avis représente-t-il un point de vue majoritaire au sein du gouvernement français ?
L’un des principaux relais de la France en Afrique centrale, l’abbé Fulbert Youlou qui est à la tête du tout jeune Congo-Brazzaville, anime en tout cas une opposition virulente à Lumumba. Contre le projet unitariste du MNC de Lumumba, Youlou cherche à obtenir l’éclatement du voisin congolais pour servir ses propres ambitions en Afrique centrale. Il est assisté par des conseillers français installés à ses côtés.
Du côté des services français, le SDECE, le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, suit avec attention à partir d’octobre et novembre le jeu de Nasser à Léopoldville. Depuis la prise de pouvoir de Mobutu, les ambassades d’URSS et de Tchécoslovaquie ont été fermées. L’ambassade d’Égypte est devenue le centre de gravité de la politique anti-occidentale. Le SDECE la place donc sur écoute. Les comptes-rendus donnent corps au scénario d’une contre-attaque de Lumumba depuis Stanleyville. « Fin octobre, explique l’historien Jean-Pierre Bat, Lumumba fait une demande à l’ambassadeur de la RAU en vue d’obtenir des cadres militaires et de l’armement. L’idée finale est la suivante : procéder à l’exfiltration de Lumumba sur Stanleyville et faire du fief gizengiste le nouveau bastion de lutte, appuyé par les forces anti-impérialistes. » Mais les Occidentaux parviennent à convaincre le gouvernement soudanais d’interdire le passage de matériel vers le Congo.
La fuite vers Stanleyville
Le 27 novembre, Lumumba s’échappe discrètement de sa résidence avec sa famille. L’orage qui s’abat ce soir-là sur Léopoldville lui permet de passer plus facilement le double cordon de casques bleus et de soldats de l’ANC qui entoure sa résidence. Un convoi s’est formé. Une course-poursuite s’engage avec l’Armée nationale congolaise aux trousses de Patrice Lumumba.
Marcel Dupret, consul général belge à Brazzaville, ne cache pas son inquiétude : « La fuite de Lumumba et la possibilité de l’installation d’un gouvernement central révolutionnaire à Stanleyville, écrit-il à Bruxelles, constituent des facteurs dont les conséquences sont actuellement imprévisibles, mais certainement très graves. » Lumumba est intercepté à Lodi, sur la rive du Sankuru le 1er décembre. Ramené à Léopoldville. Puis incarcéré au camp Hardy de Thysville.
La « menace Lumumba » ne s’éteint pas pour autant. Plusieurs de ses proches ont réussi à rejoindre Stanleyville où ils organisent la résistance. Le 12 décembre, Antoine Gizenga, le bras droit de Lumumba, revendique la légitimité politique pour un gouvernement qu’il a formé à Stanleyville, le gouvernement de la « République libre du Congo ». Le camp occidental craint plus que jamais le déploiement dans la Province Orientale de moyens soviétiques. Le jour de Noël, des soldats venus de Stanleyville parviennent à entrer à Bukavu, au Kivu, et à capturer plusieurs officiels. Le 9 janvier, des troupes lumumbistes entrent au Nord-Katanga où elles font la jonction avec des populations Baluba opposées à la sécession katangaise. La ville de Manono est passe sous contrôle des partisans de Lumumba. Des soldats fidèles à Stanleyville vont également vers l’Ouest, en direction de la province de l’Équateur. Les Lumumbistes parviennent à se constituer une véritable emprise territoriale.
L’administration américaine est par ailleurs mise sous pression par plusieurs rumeurs. Depuis le 3 janvier, une commission de conciliation des Nations unies dirigée par le Nigérian Jaja Anucha Wachuku est arrivée au Congo. Certains craignent qu’elle demande la formation d’un gouvernement d’ouverture dans lequel on retrouverait Lumumba. Une autre rumeur court sur les pays africains du « groupe de Casablanca »[7] : ils seraient prêts (dit-on) à mettre leurs troupes au sein du contingent de l’ONU au service d’un coup d’État pro-Lumumba. Kasa-Vubu enfin prévoit d’organiser une table-ronde congolaise le 25 janvier. Il se murmure qu’il pourrait faire libérer Lumumba pour qu’il participe à la rencontre[8].
Mais la plus grande fragilité vient sans doute des rangs de l’ANC, les forces censées défendre le pouvoir de Léopoldville. Selon la rumeur le 31 décembre les gardiens de Lumumba ont réveillonné avec leurs prisonniers. Larry Devlin alarme le 12 janvier la centrale de la CIA sur les risques de mutinerie, indiquant qu’elle conduirait avec une quasi-certitude au retour de Lumumba au pouvoir. Le 13, il câble à Washington que le gouvernement pourrait tomber d’ici quelques jours… et que cela pourrait déboucher sur le chaos et un rétablissement de Lumumba. Dans la nuit du 12 au 13 janvier, une mutinerie éclate effectivement au camp Hardy de Thysville, obligeant Kasa-Vubu, Bomboko, Mobutu, Iléo et Nendaka entre autres à se rendre sur place pour éteindre le feu.
Est-ce à ce moment que la décision de transférer Lumumba a été prise ? C’est ce qu’assure Jacques Brassine de la Buissière, dans un rôle ambigu d’acteur et de témoin de cette période. Début 1961, explique cet auteur, les contacts entre plusieurs personnalités de Léopoldville sont permanents sur la question des prisonniers. Notamment entre ce qu’on appelle les membres du « groupe de Binza », une structure informelle de concertation et de pouvoir qui rassemble à l’époque cinq personnes autour de Joseph Mobutu. « Après la mutinerie de la nuit du 12 au 13 janvier 1961 à Thysville, diverses destinations furent envisagées pour les détenus politiques par les responsables politiques de Léopoldville, indique Brassine. Au cours de ces discussions, le choix du Sud-Kasaï ou du Katanga fut notamment envisagé. » Brassine affirme notamment qu’une réunion s’est tenue le 14 janvier 1961, à la résidence de Kasa-Vubu, dans la matinée : « Y assistèrent Mobutu, Bomboko, Ileo, Kazadi, Nussbaumer, Kandolo et Georges Denis, conseiller juridique du président, seul Européen à assister aux discussions. Ils furent rejoints ultérieurement par Nendaka. Une décision fut prise collectivement : Lumumba serait envoyé à Bakwanga. »[9]
L’existence de cette réunion est mise en doute par certains, mais les historiens qui ont travaillé avec la commission d’enquête parlementaire belge ont pu établir deux choses : le 14 janvier, le collège des commissaires demande à ce qu’on fasse transférer les prisonniers. Kasa-Vubu donne des instructions en ce sens. Le 15, Kasa-Vubu sollicite l’autorisation du président Youlou pour faire transiter les prisonniers par Brazzaville afin de les acheminer vers Bakwanga. Compte-tenu de la haine que lui voue le pouvoir sécessionniste de Bakwanga [actuelle Mbuji-Mayi], dirigé par Kalonji, c’est le promettre à une mort certaine. La destination d’Élisabethville [actuelle Lubumbashi] est elle aussi envisagée à ce moment là où dans les heures qui suivent ? Sans doute, si on en juge par le message codé envoyé à Élisabethville pour le compte des autorités belges par Marlière (depuis Brazzaville) : « Demande accord du ‘Juif’ [Tshombe] pour recevoir ‘Satan’ [Lumumba] » Bakwanga ou Elisabethville : la destination ne fait à vrai dire que changer l’identité de ceux qui élimineront le Premier ministre déchu. Lumumba est finalement transféré au Katanga aux côtés de deux autres responsables politiques, Maurice Mpolo et Joseph Okito. Maltraité lors de son transfert, puis à la maison Brouwez où il est enfermé, Lumumba est exécuté avec ses deux codétenus dans la soirée du 17 janvier 1961 dans un lieu isolé.
Les pays occidentaux ont-ils joué un rôle dans cette décision de transfert aux conséquences prévisibles ? Certains acteurs se sont clairement activés pour faciliter le déplacement, notamment chez les responsables belges. Le 16 janvier, le ministère belge des Affaires africaines envoie le télex 06416/cab au consul général Créner d’Élisabethville. Le message est à transmettre au président sécessionniste katangais, Moïse Tshombe : « Minaf Aspremont insiste personnellement auprès président Tshombe pour que Lumumba soit transféré Katanga dans les délais les plus brefs. » Si les historiens débattent de la date à laquelle Tshombe a pu en prendre connaissance et du rôle que ce télégramme a pu jouer, ce message démontre en tout cas un appui clair des plus hautes autorités belges au transfert. Quoi qu’il puisse advenir ensuite.
Les chercheurs s’interrogent par ailleurs sur le « feu orange » que le roi Baudouin semble avoir laissé au gouvernement belge sur le sort de Lumumba. Bien que l’information sur un projet d’élimination physique de Lumumba soit arrivée dans son entourage direct, le roi ne s’est pas opposé à cette idée. Le 19 octobre 1960, le Major Guy Weber, le conseiller militaire de Moïse Tshombe, écrit à René Lefébure, le chef du cabinet du roi Baudouin : « 1. Tshombe a rencontré Mobutu. Excellente entrevue. En échange d’un certain appui financier, Mobutu suit les conseils : statut quo jusqu’au 31 décembre – On attend que la situation s’éclaircisse – On neutralise complètement (et si possible physiquement) Lumumba. » René Lefébure a fait figurer un point d’interrogation dans la marge. Selon le chercheur Ludo De Witte, « le roi Baudoin réagit en écrivant une lettre à Tshombe qui est une attaque frontale et dévastatrice contre Lumumba, et une éloge très grande de Tshombe. C’est une réaction qu’on ne peut lire que comme un aval indirect, mais très clair de ce projet d’éliminer physiquement Lumumba. »
D’autres, voyant le scénario se dérouler, ont laissé faire. Le chef de poste de la CIA à Léopoldville, Larry Devlin, qui n’était pas convaincu par l’option de l’assassinat se garde bien, dans ces jours cruciaux, d’informer Washington sur le transfert qui se prépare. L’arrivée de Kennedy à la tête des États-Unis le 20 janvier 1961 risque de remettre en question la politique suivie jusque-là par les Américains au Congo. L’espion dément avoir retenu l’information. Il dément également qu’il y ait eu un lien entre son attitude de laisser faire et l’anticipation du changement d’équipe dirigeante aux États-Unis. Les mémoires de Devlin en disent pourtant long sur l’ambiguïté de sa position : « Je pensais, confie-t-il, qu’il était moralement inacceptable pour moi et pour tous ceux qui étaient sous mes ordres d’assassiner Lumumba, un acte que rien ne pouvait justifier. J’étais convaincu que les Congolais pouvaient résoudre eux-mêmes le problème posé par Lumumba. C’était leur problème et je ne voyais aucune raison de leur ôter ce fardeau. ».
Laurent Correau