Pour la riposte au Covid-19, la Guinée a créé, en juillet 2020, le Fonds spécial et de stabilisation économique. Un audit de ce fonds par la Cour des comptes a mis en évidence d’énormes manquements sur des opérations concernant des montants qui se chiffrent à 23 968 401 662 de francs guinéens (1 498 000 000 FCFA au taux de 5 000 CFA pour 80 000 francs guinéens). Ouestaf News et Le Lynx vous en fournissent les principaux éléments.
La lumière sera-t-elle faite un jour sur la gestion du Fonds spécial de riposte contre le Covid-19 en Guinée ? Selon des documents parcourus par Ouestaf News, la Cour des comptes a décelé des manquements dans l’utilisation de près de 24 milliards de francs guinéens (environ un milliard et demi de FCFA) à travers des « opérations douteuses » concernant la riposte contre le Covid-19 entre août 2020 et août 2021.
L’audit de la Cour des comptes relève l’absence de contrat concernant deux marchés de 1 400 600 000 francs guinéens (87 537 500 FCFA ) attribués à la Croix-Rouge guinéenne et relatifs à des activités de désinfection et d’enterrements sécurisés de corps de victimes du Covid-19.
Pour se défendre, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSS), gestionnaire du fonds, a indiqué que l’attribution de ce marché a été motivée par l’expérience de la Croix-Rouge dans la gestion des différentes épidémies (choléra, Ebola) survenues en Guinée ces dernières années.
Dans le cadre de l’investigation des cas suspects de malades de Covid-19 sur le terrain, les contrôleurs de la Cour des comptes ont découvert qu’un montant de 147 150 000 francs guinéens (9 196 875 FCFA) a été dépensé par l’ANSS dans l’achat de carburant. Cette opération a été effectuée sans « bon de livraison ni procès-verbal de réception permettant de s’assurer de l’effectivité du service fait ». Interpellée par les auditeurs sur cette anomalie, l’ANSS a répondu qu’elle détenait bel et bien les documents mais ne les a pas remis aux enquêteurs.
Selon l’audit, une somme de 98 224 172 137 francs guinéens (6 139 010 758 FCFA) a été dépensée pour la prise en charge des malades du Covid-19 (médicaments, alimentation, tests rapides, subventions aux familles, etc.). A ce niveau, beaucoup de griefs ont été également soulevés par la Cour des comptes : violation du principe de non concurrence, absence de listes d’émargement pour des bénéficiaires, factures proforma introuvables, etc. Sur ces cas, l’ANSS est restée muette face aux enquêteurs.
Idem, pour les dépenses liées à la logistique et à la communication d’un montant de 6 027 223 240 francs guinéens (376 701 452 FCFA). Les auditeurs ont signalé un « paiement irrégulier » de 3 691 200 000 francs guinéens (230 700 000 FCFA) en supports de communication. Ils ont relevé que le certificat d’immatriculation fiscal du fournisseur produit par l’ANSS avait expiré le 31 mai 2020 alors que le contrat a été signé le 23 septembre 2020.
Commande publique irrégulière
Au total, l’Agence nationale de sécurité sanitaire a signé 71 marchés de construction, prestations de services et fournitures pour des montants de 50 700 132 810 francs guinéens (3 168 758 300 FCFA) et 880 000 Us dollars (484 millions FCFA). Ces opérations ont été passées suivant la procédure dérogatoire de consultation sur liste restreinte (article 25 du Code des marchés publics).
Sur ces 71 marchés, la Cour a noté que les 17 marchés les plus significatifs ont porté sur 44 451 999 100 francs guinéens (2 778 249 943 FCFA), soit 87,67% du montant total en francs guinéens. Mais seuls trois candidats ont été consultés, déplore-t-elle. Ce qui est contraire aux dispositions légales.
En outre, certains marchés avaient été conclus en procédure d’appel d’offres restreint bien avant l’autorisation du ministre de l’Économie et des Finances. Trois marchés de 2 131 700 000 francs guinéens (133 231 250 FCFA) sur les 17 ont été attribués à des fournisseurs dont le certificat d’immatriculation fiscal est soit inexistant soit expiré.
Selon Labbo Diallo, consultant en passation de commandes publiques, engager une négociation et une signature de contrat avant l’autorisation du ministère de l’Economie et des Finances est une opération de «régularisation». Toutefois, elle n’est pas reconnue par les lois guinéennes.
S’il y a urgence, on peut ramener à 10 jours le délai de soumission des offres qui est de 30 jours minimum normalement, explique l’expert en passation de marchés publics. M. Diallo ajoute que « même s’il s’avère impossible d’attendre 10 jours, il faut, dans tous les cas, consulter trois entrepreneurs avec l’intention sincère de faire jouer la concurrence ».
Pour éviter les irrégularités, l’ANSS aurait pu, selon lui, lister tous les marchés qu’elle aura besoin de passer en gré à gré et faire une publication anticipative : « C’est une bonne pratique recommandée ».
Au sujet des dépenses dites de renforcement des infrastructures et du système de santé, les montants mobilisés ont été de 3 459 605 342 francs guinéens (216 225 333 FCFA).
Dans ses vérifications, la Cour des comptes a trouvé quatre opérations douteuses d’un montant de 326 305 500 francs guinéens (20 394 093 FCFA) sans factures, ou alors les marchés ont été attribués à des entreprises dont le quitus fiscal est arrivé à expiration le 31 juillet 2019 pour un marché passé le 12 mai 2020.
Dépenses de laboratoire
Dans le cadre de la riposte contre le Covid-19, l’Institut national de santé publique (INSP) a bénéficié d’un transfert d’un montant de 5 752 643 500 francs guinéens (359 540 218 FCFA) de la part de l’ANSS. Mais là aussi, les auditeurs ont décelé une contradiction dans les chiffres avancés par les deux institutions. Dans ses documents de transferts à l’INSP, l’ANSS mentionne plutôt un montant de 6 686 570 856 soit un écart de 933 927 356.
L’ANSS explique à la Cour qu’il s’agit d’une « erreur de filtrage dans le journal de saisie ». Pour sa part, l’INSP dit qu’il n’a pas pris en compte le montant de 277 430 000 francs guinéens (17 339 375 FCFA) versé en février, montant comptabilisé par l’ANSS.
Le rapport explique que les situations dûment signées et présentées par l’ANSS et l’INSP lors de la contradiction sont différentes, il y a toujours un écart de 836 940 000 francs guinéens.
Les pièces devant justifier une « erreur de filtrage » n’ayant pas été produites, la Cour qualifie ces opérations « d’irrégulières ».
Contacté par Ouestaf News, l’INSP n’a pas voulu commenter le rapport d’audit de la Cour, mais a expliqué que ce montant global de transfert de l’ANSS ne lui était pas destiné. Les 5 752 643 500 francs guinéens (359 540 218 FCFA) ont juste transité par son compte bancaire, au bénéfice de la Direction nationale des laboratoires qui, elle, n’a pas de compte.
Sur l’écart, l’INSP reste sur sa position répétant qu’il n’a pas pris en compte le transfert de février. Même si l’ANSS avait fait le virement, l’argent n’était pas encore dans son compte, c’est pourquoi il n’a pas comptabilisé ce montant. L’ANSS interrogée par Ouestaf News n’a pas souhaité faire de commentaires.
Paiements de primes suspects
Les auditeurs ont également constaté des paiements de 105 000 000 francs guinéens (6 562 500 FCFA) de primes diverses aux agents chargés des prélèvements. Cependant, les émargements de 29 bénéficiaires n’ont pas été retrouvés dans les documents.
Pour se justifier, l’INSP indique que certains agents ayant contracté le Covid-19 ont été payés sans qu’ils aient eu le temps de venir émarger. C’est par des transferts mobiles qu’ils ont reçu leur argent. Une explication qui n’a pas convaincu la Cour des comptes.
L’Agence nationale d’inclusion économique et sociale (ANIES) n’est pas en reste. Selon la Cour des comptes, elle a conclu plusieurs contrats « non enregistrés et sans date » avec des entreprises et des ONG, en particulier pour la désinfection et la pulvérisation de lieux publics.
La Cour des comptes a constaté, par exemple, que l’ANIES devait assister 240 000 « ménages extrêmement pauvres » (1,6 millions de personnes) avec un coût prévisionnel de 428 037 793 500 francs guinéens (26 752 362 093 FCFA).
Mais à l’examen des contrats et du rapport d’exécution, les auditeurs constatent la non-régularisation d’une opération de 5 798 505 000 francs guinéens (362 406 562 FCFA).
Contactée par Ouestaf News, la directrice de l’ANIES, Mme Sanaba Kaba affirme que sa structure n’a pas reçu d’argent du fonds Covid-19 et qu’elle a répondu par courrier aux enquêteurs de la Cour des comptes. «Le peu d’activités que l’ANIES a effectuées, ont été réalisées avec son budget propre de 2019 et de 2020», précise la directrice.
« Faire respecter la loi et sanctionner les coupables »
Selon Labbo Diallo, consultant en passation de commandes publiques, s’adressant à Ouestaf News, multiplier les audits des entreprises publiques et sanctionner tous les contrevenants constituent le seul moyen d’éviter les abus dans l’attribution des marchés. «Il est urgent de mettre fin aux offres de couverture dans lesquelles une seule entreprise est visée, les autres n’étant que des faire-valoir », ajoute-t-il. En outre, ajoute Labbo Diallo, le mieux serait qu’il n’y ait pas de soumissionnaire en position de force par rapport à ses concurrents. «Le but est d’éviter qu’il impose son offre s’il constate l’absence de concurrence. L’objectif des commandes publiques est la réalisation d’économies pour préserver les deniers publics».
Pour Dr Hamidou Barry, économiste, enseignant-chercheur à l’Université de Sonfonia à Conakry, tous ceux qui gèrent des deniers publics doivent être contrôlés. « Economiquement, cela permet de préserver l’intégrité des biens publics ».
Même si tous les manquements ne conduisent pas forcément à des poursuites judiciaires, il arrive que ce soit juste des erreurs administratives. Celles-ci aussi doivent être sanctionnées, estime l’économiste.
Ouestafnews et Le Lynx