En décembre 1998, j’ai ouvert la porte du satirique Le Lynx comme l’on ouvrirait celle du voisin pour lequel on n’a peu d’intérêt. Je ne lisais pratiquement pas ce satirique. Fraîchement sorti de l’Université de Kankan, titulaire d’une Maîtrise en Lettres Modernes, je me disais que ce journal est écrit dans un style qui suscite une dose d’allusion pour comprendre ce qui est narré.
Et en moi, je préférais lire avec passion les romans de Guy des Cars, les SAS de Gérard de Villiers ou les revues «Voici», «Paris Match» les magazines et autres organes de presse. Lorsque j’ai fini mes études et que je suis revenu à Conakry, mon défunt oncle, -paix à son âme Bah Souleymane «Motoragris», un jour, m’a dit que son ami Diallo Souleymane a fondé un journal.
«Ça t’intéresse d’être journaliste ?», m’avait-il demandé.
J’ai répondu tout heureux «bien sûr Kaawu, mais quel journal ?» Il a lancé : «C’est Le Lynx». Aussitôt, mon enthousiasme s’est dissipé d’un trait.
J’ai marqué une pause, puis j’ai lâché : «Kaawu, s’il y a autre chose, je préfère, parce que je n’aime pas ce journal. Ils ont une plume compliquée».
Mon oncle d’enchaîner: «Ce n’est pas une nouvelle mariée que je te propose Ngaarii an ndin, mais c’est un emploi. Demain, je t’attends chez moi à Kaporo-rails à 8 heures. Tiens ton transport!». Il prend congé et rentre.
J’ai passé une nuit peu confortable, réfléchissant à une stratégie me permettant de me dérober, une seconde fois, lorsque je serais en face de mon oncle.
Le lendemain, comme convenu et à contre cœur, je me rends chez lui. Il me reçoit avec le même sourire qui caractérise ma famille maternelle et dont j’ai hérité d’ailleurs, pour me dire «tu as les yeux rouges. Tu as mal dormi ?» Il m’offre un déjeuner copieux. Et on se rend au Lynx. Il me présente son ami de Côte d’Ivoire. Son homonyme Diallo Souleymane, Yala-le-Gros Lynx. Les deux ont échangé des chahuts. Il décline la raison de notre visite.
Yala-le-Gros Lynx m’a aussitôt souhaité la bienvenue.
J’ai répondu: «Merci, je commence la semaine prochaine ?» Le Gros Lynx me dit: «Tu commences maintenant le stage. Tu crois avoir du temps?» Et mon oncle Kaawan Souleymane me laisse planté-là et part.
Yala-le-Gros Lynx m’a présenté à feu Sékou Amadou Condé, le secrétaire général de la rédaction. C’est ainsi parti pour une belle aventure de près de deux décennies avec ce canard. Ce jour-là, c’est avec Barry Ibrahima Sory qu’on a envoyé couvrir une manifestation d’écoliers au Lycée Donka.
Avec lui sur le terrain, pour la première fois, j’ai avalé ma première dose de gaz lacrymogène.
En une semaine, l’ambiance de la rédaction, la qualité du travail, celle des journalistes et ses chefs m’ont amené à reconsidérer mon indifférence pour ce satirique.
Sous la supervision générale de Yala-le-Gros Lynx, j’ai été encadré par des maîtres talentueux. Feu Sékou Amadou Condé qui, exactement comme une mère poule, aimait à être entouré par les stagiaires que nous étions. Il avait un surnom pour chacun de nous. Moi, il m’appelait «Abu le bâclé.» Il ne corrigeait jamais un papier d’un stagiaire sans nous associer tous à la correction. Avec l’humour qui caractérise la rédaction, il ressortait les erreurs et donnait des conseils.
Après lui, nous avons été pris en charge par feu Prosper Doré, «le Pape du Hard», célébre sobriquet qu’on lui a collé à cause de sa rubrique «Hot (chaude) » des mœurs dans le satirique. Il est au plan de l’encadrement, tout le contraire de feu Sékou Amadou. Il n’aime pas être entouré. «Tu lui donnes ton reportage à corriger, tu dois te tenir à une bonne distance. S’il a besoin de précision, c’est lui qui se lève pour aller vers toi.» Et quand il finit de te corriger, c’est lui qui se lève et t’envoie la copie, te la remet, pour le report.
Après feu Prosper Doré, nous avons été pris en charge par feu Assan Abraham Kéita, le KAA. Un intellectuel d’une simplicité rare. Lui, n’aimait ni être entouré ni corriger le papier en présence du journaliste. «Dépose là-bas», disait-il. Il avait une forte dose d’humour et de calembours. Lorsqu’il te tendait ton papier corrigé, tu étais content. Et il accompagnait la remise de moqueries, de chahuts. Il nous appelait «Le vilain !», qualificatif qu’il a tiré de la littérature française. Cette qualification qu’on collait aux «villageois».
J’ai vu ces 20 dernières années du satirique Lynx passer comme un fleuve. Yala-le-Gros Lynx nous a permis de nous épanouir dans l’apprentissage de la profession.
Et je dois dire que moi, personnellement, je lui dois les bienfaits de ma carrière de journaliste. Je profite de la célébration des 30 ans du satirique, ce Lundi, pour le remercier sincèrement pour cet encadrement.
Par Abou Bakr