En 2019, Mahamat Nouri, opposant à Déby père, était incarcéré en France. Il était accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre pour avoir enrôlé des enfants soldats au Tchad et au Soudan. Aujourd’hui, bien que sous contrôle judiciaire, il est autorisé à quitter le pays pour participer au dialogue national voulu par Déby fils. Ou quand la justice française est soumise aux intérêts politico-diplomatiques du moment. (Cet article a initialement été publié par Afrique XXI)
Le 20 avril 2021, au lendemain de la mort de son père Idriss Déby Itno, et après avoir pris le pouvoir en dehors de tout cadre légal, Mahamat Idriss Déby, dit « Kaka », a annoncé la tenue d’un « dialogue national » qui doit notamment réunir les mouvements rebelles, les partis politiques et la société civile en vue de la réconciliation nationale, de la rédaction d’une nouvelle Constitution et de l’organisation des élections. Un « pré-dialogue » avec les groupes de l’opposition armée, plusieurs fois reporté, doit s’ouvrir à Doha1 le dimanche 13 mars. Parmi les mouvements invités dans la capitale qatari, figure l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD), un groupe armé fondé et dirigé par Mahamat Nouri, et passé à deux doigts de renverser Déby lors de la bataille de N’Djamena en 2008.
Mahamat Nouri fait l’objet de poursuites judiciaires en France. Il est accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre pour avoir enrôlé de force des enfants soldats, au Tchad et au Soudan, entre 2006 et 2010. En vertu de la compétence universelle en matière de crimes contre l’humanité, la justice française l’a mis en examen, placé sous contrôle judiciaire et placé en détention provisoire, avant de lui accorder une liberté provisoire pour raison sanitaire : au vu de son âge, 75 ans, la pandémie de Covid-19 comportait des risques pour sa santé.
Africa Intelligence a récemment révélé que Mahamat Nouri a reçu un passeport tchadien délivré par l’ambassade du Tchad en France2. Joint par téléphone par Afrique XXI, le porte-parole du gouvernement tchadien, Abderaman Koulamallah, indique que « c’est un secret de polichinelle ». Il reconnaît que « Mahamat Nouri a reçu une invitation » afin de participer au pré-dialogue à Doha. « Je sais qu’il a été autorisé à voyager, ajoute-t-il. J’ai cette information parce que j’ai des relations personnelles avec son entourage, mais pas de façon officielle. »
Maître Véronique Massi, l’avocate de Mahamat Nouri en France, confirme : « On a demandé au juge d’instruction chargé du dossier l’autorisation de sortie du territoire, ce que prévoit le Code de procédure pénal. Il n’y a eu aucun problème, il a été autorisé. » Impossible cependant de connaître le motif, couvert par « le secret de l’instruction » selon l’avocate. Il est rare, cependant, que les autorisations de sortie de territoire soient délivrées à des personnes placées sous contrôle judiciaire, et encore plus à celles mises en examen pour crimes contre l’humanité.
Clandestinité tolérée
Ce revirement de la justice française interpelle : va-t-elle laisser filer un homme qu’elle a elle-même présenté comme un présumé criminel de guerre ? Pourquoi Mahamat Nouri a-t-il été autorisé à voyager alors qu’il avait été placé en détention provisoire pendant plusieurs mois (de juin 2019 à mars 2020) ? Quelles sont les garanties de représentation de Nouri, sachant que l’ambassade du Tchad en France lui a remis un passeport tchadien et qu’il risque de prendre la fuite ? De fait, rien ne semble pouvoir empêcher le vieux rebelle de rentrer à N’Djamena depuis Doha en usant de son nouveau passeport.
Mahamat Nouri a longtemps été un cacique des régimes autocratiques d’Hissène Habré (1982-1990) et de son tombeur Idriss Déby Itno (1990-2021). Il a été nommé ambassadeur en Arabie saoudite par ce dernier avant d’entrer en rébellion et de fonder l’UFDD en 2006 – ce qui a fait dire à Déby, à l’époque, que le royaume saoudien finançait le mouvement. En janvier 2008, armés par le Soudan, l’UFDD et le Rassemblement des forces pour le changement (RFC) de Timane Erdimi (un neveu d’Idriss Déby Itno qui a été son chef de cabinet avant d’entrer en rébellion en 1996), lancent ensemble une grande offensive sur N’Djamena. Quasiment défait, Idriss Déby sera sauvé in extremis par l’intervention décisive de l’armée française. Nouri et Erdimi seront condamnés à mort par contumace par la justice tchadienne après avoir fui le pays.
Replié au Soudan, Mahamat Nouri en a été expulsé en 2010 après la normalisation des relations entre Omar Al-Bachir et Idriss Déby Itno, qui se faisaient la guerre par milices interposées depuis des années. Après un passage au Qatar, Nouri est arrivé en France en 2012, où l’asile lui a été refusé par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Il a donc vécu pendant plusieurs années dans une forme de clandestinité tolérée par les autorités françaises.
Relations quasi-incestueuses
Suite à un signalement de l’Ofpra, le parquet de Paris, doté de la compétence universelle en matière de crimes contre l’humanité, a ouvert en 2017 une enquête qu’il a confiée à l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre. L’instruction a débouché, en juin 2019, sur l’arrestation et la garde à vue pendant 96 heures de Nouri et de deux autres rebelles résidant en France : Abakar Tollimi3 et Abderahmane Khalifa Abdelkerim4, tous suspectés d’avoir enrôlé des enfants soldats. Joint par téléphone par Afrique XXI, Mahamat Nouri répète qu’il a été arrêté parce qu’« Idriss Déby l’a demandé et que la France a accepté ».
Il est vrai que depuis plusieurs années, les relations entre la France et le Tchad sont quasi-incestueuses. À cette époque, Paris semblait ne rien pouvoir refuser à son « meilleur allié » dans la lutte « antiterroriste » au Sahel. En janvier 2017, Hinda Déby Itno – l’une des femmes d’Idriss Déby Itno – et ses cinq enfants ont obtenu la nationalité française par décret du Premier ministre Bernard Cazeneuve.
Au même moment, le ministère de l’Économie et des Finances et celui de l’Intérieur ont gelé les fonds de Mahamat Nouri et de Mahamat Mahdi Ali, un autre rebelle un temps exilé en France qui a fondé le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) en Libye en 2016, et dont l’offensive, en avril 2021, fut à l’origine de la mort de Déby. Pour justifier leur décision, les deux ministères avaient invoqué le code monétaire et financier, et notamment l’article L. 562-2 et les suivants, qui prévoient « le gel des fonds et ressources économiques [appartenant] à des personnes physiques ou morales, ou toute autre entité, qui commettent, tentent de commettre, facilitent ou financent des actes de terrorisme, y incitent ou y participent ». À l’époque, aucun élément ne permettait cependant de relier l’UFDD et le FACT à des mouvements terroristes… Pour Mahamat Mahdi Ali (qui doit lui aussi participer au pré-dialogue de Doha), cette décision administrative était un « cadeau » fait par le pouvoir français à Déby.
En février 2019, le soutien de Paris a été plus évident encore : la force Barkhane (dont le quartier général est situé à N’Djamena) est allé bien au-delà de sa mission initiale de lutte contre les groupes djihadistes en bombardant – à la demande de Déby – une colonne de l’Union des forces de la résistance (UFR), un groupe de l’opposition armée qui se dirigeait vers N’Djamena et menaçait sérieusement le régime. Quelques mois plus tard, les autorités françaises procédaient à l’arrestation de Nouri, Tollimi et Abdelkerim.
La France savait depuis longtemps
Les trois gardés à vue n’ont pas eu droit au même traitement. Mahamat Nouri a été mis en examen et placé en détention provisoire. En raison des risques liés à la pandémie de Covid-19, il a été remis en liberté provisoire fin mars 2020 et il reste sous contrôle judiciaire. Abakar Tollimi a été placé sous le statut intermédiaire de témoin assisté. Quant à Abderahmane Khalifa Abdelkerim, il a été remis en liberté à l’issue de sa garde à vue. À l’époque, son frère, Mahamat Nour Abdelkerim, qui a rallié N’Djamena en 2014 après un long exil à Dubaï, était en discussions avec Déby. Quelques semaines plus tard, en septembre, il sera nommé conseiller à la présidence. Aujourd’hui, il est membre du Conseil militaire de transition (CMT), la junte au pouvoir.
Pour motiver son signalement à la justice, l’Ofpra s’est appuyé sur différents rapports de l’Organisation des Nations unies (ONU) et d’Amnesty International indiquant que les nombreux groupes armés agissant au Tchad et au Soudan, dont l’UFDD de Nouri5, mais aussi l’armée nationale tchadienne et ses milices6, ont enrôlé des enfants soldats entre 2006 et 2010 – parmi lesquels des mineurs de moins de 15 ans, ce qui constitue un crime de guerre7. D’ailleurs, un télégramme diplomatique français, consulté par Afrique XXI et daté du 22 février 2008, soit quelques jours après la bataille de N’Djamena, indique que la France savait, et semblait gênée que l’armée nationale tchadienne emploie des enfants soldats (voir un extrait du télégramme ci-dessous).
Fin 2021, le gouvernement tchadien issu du coup d’État de Déby fils – lequel a été adoubé par Emmanuel Macron lors des obsèques de son père le 23 avril 2021, et jouit depuis du soutien diplomatique indéfectible de la France – a décrété l’« amnistie générale » pour tous les leaders des mouvements rebelles, afin de leur permettre de participer au dialogue national. Depuis lors, le contrôle judiciaire et la liberté provisoire de Mahamat Nouri se sont considérablement assouplis : l’ancien rebelle a pu s’exprimer dans la presse, recevoir une visite – de « courtoisie » selon lui – du Comité technique spécial (CTS), l’organe tchadien chargé de prendre contact avec les chefs rebelles, et désormais, le voilà libre de quitter le territoire français.
Cette justice à géométrie variable, qui s’intéresse à des faits et interpelle des individus en fonction des enjeux politico-diplomatiques du moment, pose question. Comment expliquer le revirement dans l’instruction du dossier de Mahamat Nouri ? Est-ce parce qu’en 2019, il était en rébellion contre Déby père, et qu’en 2022, il doit se réconcilier avec Déby fils et que, pour ce faire, le gouvernement tchadien a demandé à la France de surseoir aux poursuites intentées contre lui ?
« Un jour on peut dire blanc, le lendemain on peut dire noir »
Me Massi, l’avocate de Mahamat Nouri, résume le paradoxe de l’affaire : « C’est le parquet de Paris qui a demandé à ce que M. Mahamat Nouri soit embastillé et c’est le même parquet qui ne s’oppose pas à ce qu’il soit autorisé à sortir du territoire français. Ce sont des dossiers très politiques. Un jour on peut dire blanc, le lendemain on peut dire noir et le surlendemain on peut dire rose. Chacun sait lire entre les lignes. »
De fait, la justice française doit à l’évidence faire avec les intérêts politiques du moment lorsqu’il s’agit de dossiers tchadiens. Ainsi, l’instruction judiciaire concernant l’assassinat de l’opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh n’avance pas alors que les faits remontent à 20088, et qu’une plainte a été déposée en France par sa famille en 2012. Récemment, Le Média a révélé que Mahamat Ismaël Chaibo, ancien chef de la police politique tchadienne et actuellement membre du CMT, circule tranquillement à Paris alors que la juge d’instruction, Stéphanie Tacheau – qui avait également la charge du dossier de Nouri –, cherche à l’interroger. Il est accusé de tortures et est soupçonné d’être impliqué dans l’assassinat d’Ibni.
Aujourd’hui encore, la France a plus que jamais besoin du Tchad dans la bande sahélo-saharienne : pour mener la guerre contre les groupes djihadistes – une guerre qui se poursuit en dépit du retrait de la force Barkhane du Mali9 ; mais aussi pour contrer l’offensive de la Russie dans la région, et notamment dans trois pays frontaliers du Tchad, le Soudan, la Libye et la Centrafrique (sans oublier le Mali). Les juges français n’ont qu’à bien se tenir.