Introduction
Par les vicissitudes de l’histoire, Abdourahmane ibn Almami Sori Mawdho de Timbo (1762-1829) devient le célèbre Prince Abdourahmane. Il est un symbole fort de ce que fut la traite négrière en Afrique entre les XVe et XIXe siècles. Prince héritier d’un grand Almami du Fuuta théocratique (1725-1896), il se retrouve esclave dans les plantations américaines (1788-1828). Il fut pris comme esclave lors d’une des campagnes militaires de l’Etat théocratique du Fuuta Jallon sous l’égide de son père. Vendu comme esclave, il finit par se retrouver donc dans les plantations américaines en 1788, précisément dans l’Etat actuel du Mississipi. Après avoir vécu quarante ans en esclavage, il a été libéré en 1828 et ce, des suites de la découverte de ses origines princières et de son niveau de maîtrise de la langue et de l’écriture de l’arabe, en plus de celle de l’anglais. Sur la demande du Sultan du Maroc, Abderrahmane Ben Hicham, sa libération fut autorisée par le Président américain d’alors, John Quincy Adams. Il meurt, sur son chemin de retour, au Liberia en 1829, sans avoir revu sa terre natale (Fuuta Jallon/Guinée). Les lignes qui suivent parlent de cet illustre disparu au destin exceptionnel, essentiellement de sa naissance à son enlèvement comme esclave.
Le Prince Abdourahmane à la veille de son enlèvement et de sa déportation
La vie d’Abdul-Rahman ibn Ibrahima Sori connu sous le nom évocateur de Prince Abdourahmane, reste à tout point de vue, une éloquente illustration de ce que devait être un prince héritier au Fuuta Jallon entre 1725 et 1896 et de ce qui pourrait être considéré comme une évidence originale de la traite négrière transatlantique à cette époque. S’il y a encore débats de savoir oui ou non il y a « un lien entre la traite négrière et la fondation de l’Etat » théocratique au Fuuta Jallon, il est bien possible qu’il y ait une interdépendance entre son enlèvement, sa déportation et la traite négrière transatlantique.
Né prince héritier de l’un des plus illustres Almamis sur le trône de Timbo (capitale du Fuuta théocratique), Almami Sori Mawdho, Abdourahmane aura gravi vraisemblablement tous les échelons de la formation qui était indispensable pour jouer son rôle et assumer pleinement ses responsabilités d’homme d’Etat au moment venu : l’éducation coranique à plein temps ; la maîtrise de la langue et de la culture arabes ; le maniement de l’art militaire y compris celui du cheval et du sabre ; l’allure princière ; le respect des principes sacrés de la religion musulmane et des coutumes en vigueur dans son pays natal, etc. Tout cela s’est effectué dans son Fuuta natal avant d’aller renforcer sa formation coranique à Djenné et à Tombouctou (dans le Mali actuel) dont les universités et bibliothèques étaient célèbres dans tout le monde médiéval.
Le fait d’être enlevé en dehors de son Timbo natal signifierait qu’il participait effectivement aux confrontations guerrières que son pays livrait à l’époque contre les animistes qui étaient nombreux sur toutes les frontières du Fuuta théocratique. Par ailleurs, enlevé à l’âge de 26 ans signifierait qu’il serait déjà un homme marié et, peut-être, un père de famille. Enfin, le fait d’avoir voulu, à sa libération, retourner dans son pays d’origine par le Liberia et non par le Maroc comme certains le voulaient permettrait de conjecturer sur certains aspects majeurs de ce grand homme : il devait bien connaître son pays d’origine et la situation géographique de celui-ci ; il était conscient des difficultés de voyage qu’il aurait endurées en passant par le Maroc et le désert du Sahara ; il connaissait bien le statut politique du Liberia d’alors et éventuellement les avantages qui lui seraient accordés en passant par là. On peut se permettre également d’assumer qu’il représentait le « type original » du Peulh d’antan, celui de teint clair avec une chevelure plus moins longue et plus ou moins lisse, ce qui lui aurait valu d’être souvent confondu à un maure de la bande soudano-sahélienne d’Afrique.
Le temps du Prince Abdourahmane dans sa famille à Timbo (1762-1788) coïncide avec une période de consolidation et de sécurisation des frontières territoriales de son pays natal sous l’égide de son propre père, Almami Sori Mawdho; qui en était l’un des incontestables maîtres d’œuvre. Pour rappel, Sori Mawdho fera deux mandats sur le trône de Timbo (1753-1781, 1786-1793) avant de mourir dans la Province de Labé.
Le temps du Prince coïncide aussi avec une période d’intenses activités de la traite négrière transatlantique, alors force motrice des transactions commerciales dites triangulaires qui mobilisaient à des degrés variés les Amériques, l’Europe et l’Afrique. Pour en être arrivé à ce niveau, sinon à cause de cela, ce commerce s’était imposé comme une force transcontinentale et trans-temporelle qui défiait toute autre force motrice de l’histoire des trois (3) continents entre les XVe et XIXe siècles. En d’autres termes, si on refusait d’y participer avec « bénéfice », on s’exposerait à y participer comme « victime ».
C’est dans ce contexte familial, national et intercontinental complexe qu’il faut probablement situer et comprendre la vie et l’œuvre du Prince Abdourahmane. Ce contexte semble avoir façonné ce personnage autour duquel ne cessent de s’édifier et de se rivaliser mythes et réalités qui défient les temps, les espaces et les générations. Avec le Prince Abdourahmane on a affaire « non seulement à une histoire inhabituelle, mais aussi à un homme remarquable » au destin exceptionnel.
Le Prince Abdourahmane dans l’engrenage de la traite négrière
Point n’est besoin d’insister sur le fait que la vie et l’œuvre du Prince Abdourahmane illustrent parfaitement les réalités de son temps, notamment :
- l’émergence du Fuuta Jallon comme l’une des grandes puissances politiques, militaires, économiques et culturelles dans l’espace sénégambien ;
- une volonté manifeste des Etats/communautés animistes de résister à tout mouvement d’islamisation, tel celui engagé par les musulmans du Fuuta Jallon ;
- la pleine expansion du commerce triangulaire basé essentiellement sur la traite négrière que le Fuuta Jallon ne pouvait ni ignorer ni éviter.
Les enjeux de la traite négrière au Fuuta Jallon
De toutes les activités du Fuuta Jallon de ces temps, la traite négrière a probablement été le système d’exploitation et de coercition le plus tristement célèbre et le plus imposant. Face à lui, le Fuuta s’est distingué sur trois plans à savoir : la motivation religieuse ; les intérêts économiques ; l’implication directe de la classe politique à tous les niveaux, notamment celle des « princes de la plume et de la lance ».
Le but ultime était de sécuriser la communauté et l’Etat musulmans face, d’un côté, à un environnement animiste de plus en plus désemparé et, de l’autre, à un commerce transatlantique basé sur la traite négrière de plus en plus énorme au fil des ans.
Entre 1778 et 1788 (occupation de Timbo par la coalition des animistes et l’enlèvement du Prince Abdourahmane et sa déportation), le Fuuta entrait dans une période cruciale de son histoire. Il faisait face à plusieurs contraintes internes et externes auxquelles il fallait apporter des solutions porteuses et durables dont dépendaient la crédibilité de l’Etat et la survie de ses populations. Il fallait, en particulier :
- se maintenir comme une puissance militaire continentale et un intermédiaire obligé entre la mer et l’hinterland ;
- garantir la sécurité intérieure de toute la population y compris les peuples asservis;
- continuer la guerre contre les voisins non-encore islamisés ;
- s’assurer de percées solides et bénéfiques vers la mer et des Etats côtiers afin d’une part, d’écouler les produits d’exportation, y compris les esclaves et, de l’autre, ramener les marchandises d’origine locale (tel que le sel) ainsi que les pacotilles européennes dont les populations avaient besoin tout en assurant le respect des principes sacrés de l’Islam, telles la sharia et la sunna islamiques.
En se plaçant dans cette optique, les autorités centrales et provinciales du Fuuta étaient animées d’une même volonté, celle de vivre et d’agir ensemble et ce, malgré des difficultés internes de cohabitation qui pouvaient naître entre eux en pareilles circonstances. A l’opposée, les Etats non-musulmans, nombreux autour du pays, prenaient aussi conscience de l’existence de celui-ci et de ses velléités expansionnistes; ce qui, en retour, conduisit ces Etats non-musulmans à prendre des positions défensives diverses et variées dont des attaques frontales ou sporadiques.
Certains de ces Etats frontaliers, tels que le Solima, le Sankaran et le Wassoulou se coalisèrent pour attaquer le Fuuta théocratique et mener bataille jusqu’au cœur de Timbo. Leur victoire éphémère non seulement galvanisa leur courage et leur détermination « à ne pas se laisser faire ». De l’autre côté, les autorités du Fuuta prirent conscience de renforcer et raffermir davantage la solidarité agissante entre leur pouvoir central et celui de ses provinces. Le retour, en 1786, de l’Almami Sori au pouvoir pour un second mandat de 7 ans semble se placer dans ce cadre.
Au niveau des uns et des autres, il n’y avait pas que des motifs religieux, politiques et militaires. Les motifs économiques constituaient une raison fondamentale ; celle qui, parfois, justifiait et déterminait les motifs religieux, politiques et militaires. Cet état de fait vécu au Fuuta Jallon et dans les zones animistes périphériques était imposé par la demande extérieure des esclaves africains, demande qui montait en puissance sur les marchées négriers le long des côtes guinéennes voisines et dans les plantations américaines. C’est donc sans surprise que « le niveau des transactions atteint dans la période 1760-1777 constitue un des sommets dans les annales de la traite négrière et n’est comparable qu’à celui atteint au début des années 1790 lorsque l’Angleterre et la France, principales puissances qui opéraient dans les Rivières du Sud connaissaient leur âge d’or dans le trafic négrier ».
Mais il convient de souligner que cela ne signifie pas que tous ces esclaves venaient uniquement du Fuuta Jallon. Le pays servait aussi de terre de transit important en provenance des autres régions animistes ou Etats musulmans comme l’empire samorien ou toucouleur d’El Hadj Oumar Tall.
On doit donc comprendre que l’enlèvement, la vente et la déportation du Prince Abdourahmane en 1788 ont été la conséquence directe d’une situation particulièrement cruciale dans l’histoire du Fuuta Jallon. Elle est marquée par l’existence de diverses forces en compétition pour s’adapter au développement d’un Etat théocratique au milieu de nombreux et hostiles communautés et Etats non-musulmans. Cette situation se caractérisait aussi par l’émergence du Fuuta en une puissance sous régionale qui voulait se placer en intermédiaire obligé entre la mer et les pays de l’intérieur, entre les Etats côtiers et les Etats soudano-sahéliens ou forestiers). Par ailleurs, il faut noter l’influence de plus en plus grandissante de la traite négrière qui défiait toute concurrence qui ne s’adapterait pas à ses exigences.
A cela s’ajoutent deux faits non négligeables : toute mobilisation de forces pour une expédition militaire au Fuuta d’alors concernait, au plus haut niveau, la crème du pays, c’est-à-dire les princes de la plume et de la lance eux-mêmes ; ce qui aura entraîné une grande perte au niveau de cette classe dans le pays. A ce niveau, on s’attendait à voir les fils héritiers des grandes cours princières et maraboutiques se distinguer par leur courage, leur témérité, leur bravoure et leurs exploits. A cause de ceci, ils ont souvent été les premières victimes dans la plupart des combats menés par leurs pères. Les exemples sont nombreux dans l’histoire du pays. Le Prince Abdourahmane peut avoir été pris dans cet engrenage.
A bien des niveaux, le cas du Prince Abdourahmane qui est une des plus belles illustrations de ce que fut la traite négrière au Fuuta Jallon, permet de démentir des thèses et des hypothèses tirées des conclusions hâtives et fragiles, sinon fallacieuses, qui ont longtemps suscité des railleries entre africains du terroir et une partie de la diaspora noire d’ailleurs, à savoir que ce sont des Africains qui ont vendu les leurs à leur gré.
En dépit de la riche moisson d’informations sur la vie du Prince Abdourahmane, les pistes de recherches restent encore nombreuses. A Timbo, on ne connaît encore que le nom et l’existence du père de cet illustre disparu. Jusque-là, on ignore tout sur sa mère, sa vie matrimoniale avant d’être pris et vendu comme esclave, le nombre de ses enfants dans son foyer, s’il en avait ; le lieu exact et les circonstances de son enlèvement, son ravisseur, ses compagnons d’infortunes, etc.
Les débats sur le Prince Abdourahmane sont donc loin d’être clos. La retrouvaille, non sans surprise, entre ses descendants américains et ceux de leur origine guinéenne reste hautement historique. Elle présage un espoir de recherches interdisciplinaires évidentes, illumine un rêve de rencontres et d’échanges plus fréquents, plus pointus et pleins d’espoirs. L’espoir est donc permis de penser que c’est une nouvelle ère qui s’ouvre dans le « phénomène transatlantique » entre l’Afrique et les Amériques.
Par Pr. Maladho Siddy Baldé, historien,
Université de Sonfonia, Conakry/Guinée – 2022