Tunisienumérique.com : Vous êtes l’auteur de l’essai « Les lettres du Sahara » dans lequel vous formulez une proposition de fond pour relever, entre autres, le défi des migrations : pouvez-vous expliquer votre démarche ?
Sadok Ben Ammar : La théorie des systèmes enseigne que la connaissance des contraintes d’un système dynamique est cruciale pour le comprendre et prédire son comportement futur. Nous ne pouvons comprendre une situation qu’à la condition de bien en saisir les contraintes. Je vais donc commencer par exposer les principales contraintes de notre région. Nous avons de tout temps été confrontés à la rareté de l’eau, cependant la pression hydrique s’accentue en raison du changement climatique et de la sécheresse qu’il entraîne. La transition énergétique est une nécessité, non seulement parce que c’est notre intérêt, mais aussi en raison des accords internationaux que nous avons ratifiés et qui nous engagent. A défaut, nous serons pénalisés. La question de l’économie constitue également une contrainte majeure puisque nous devons construire une économie plus inclusive qui crée de la valeur dans un contexte difficile de détérioration de notre sécurité alimentaire et de notre sécurité énergétique.
Enfin les migrations : si rien n’est fait, elles vont continuer à croître fortement. L’exode de notre élite, de nos médecins et de nos ingénieurs pèse, et pèsera de plus en plus lourdement, sur notre économie. Il faut 30 ans pour former un médecin, ceci est un fait. La fuite désespérée de notre jeunesse en direction d’une Europe idéalisée constitue également une contrainte majeure. Le phénomène de l’immigration illégal est très meurtrier, et pose donc aussi un sujet moral. En outre, sa dimension n’est pas uniquement nationale, elle est internationale et s’étend au continent tout entier : la région du Sahel s’assèche rapidement ; la population double en Afrique subsaharienne d’ici 2050 ; pour une question de géographie, une partie du flux migratoire continuera de pousser vers le Nord menaçant de créer une situation de chaos aux frontières Sud de chacun des pays d’Afrique du Nord. Nous vivons déjà le phénomène, et il y a de fortes raisons de penser que ce n’est qu’un début. Ceci nous amène à la dernière contrainte du système : la sécurité, et donc la paix de la région. Une trop forte migration entraînera des tensions économiques, sociales et aussi sécuritaires au sein des nations et des nations entre elles. Comment éviter les guerres et baisser les tensions en Méditerranée lorsque l’on se projette dans les cinq à dix prochaines années ?
J’ai commencé à dire que la connaissance des contraintes d’un système dynamique était primordiale pour le comprendre et pour prédire son comportement futur. Les principales contraintes sont l’eau, l’énergie, l’économie inclusive, les migrations et la sécurité. Elles sont inter reliées entre elles et entraînent donc des effets combinés. Cependant, le phénomène migratoire est le plus explosif : on compte plus de cinquante mille morts répertoriés en Méditerranée ces dix dernières années, et le phénomène tend à s’intensifier.
Pouvez-vous en dire plus sur ce que vous avez appelé « les effets conjugués » ?
La simultanéité des chocs dus au climat entraîne des répercussions en cascade : l’assèchement progressif des sols affecte la sécurité alimentaire et les migrations nationales et internationales. Le coût de l’énergie impacte le coût de l’eau, donc le rendement agricole et l’appétence des investisseurs pour l’agriculture. Les nappes d’eau souterraines du Sahara sont transfrontalières : si l’on assiste à une course aux tirages, cela créera inévitablement des conflits de voisinage dans la région.
Ces effets combinés peuvent en outre se complexifier si une partie extérieure tire profit du désordre créé. Prenons l’exemple des passeurs de migrants. Leur business est remarquablement rentable : ils n’ont pas d’obligation de résultat et ne fournissent à leur client aucune assurance de s’en sortir vivant. Une situation de chaos dans la région fera monter les enchères et profitera encore davantage aux passeurs. Des journalistes écrivent déjà sur l’alliance entre les groupes Djihadistes dans le Sahel et les jeunes migrants dont ils assurent le passage.
Nous pouvons faire trois constats. Le premier est que les contraintes sont interconnectées entre elles : il faut donc les traiter ensemble si nous cherchons à répondre à la problématique. Le second est qu’elles dépassent les contextes strictement nationaux. Il en suit que la solution ne peut être que régionale. Aucun pays de la région, quelle que soit sa puissance, n’a intérêt à tenter de répondre seul à ces défis. Fort malheureusement, il n’existe à date aucun plan régional pour relever les défis combinés et les pays de la région continuent de traiter chacune des contraintes comme si elle était indépendante des autres, et aussi comme s’il s’agissait d’un problème de souveraineté nationale. En réalité, il s’agit d’un sujet de souveraineté régionale. Chaque pays de la région Sahel-Afrique du Nord- Europe du Sud vit aujourd’hui dans l’illusion de défendre ses intérêts, parce que la région forme en réalité un ensemble compact aux intérêts convergents : ensemble, ces pays pourront relever les défis de l’énergie, des migrations et de la sécurité, ou bien ensemble ils vivront des situations de tensions importantes dans l’avenir.
Notre actualité est marquée par la situation au Niger. Si une guerre explose au Sahel, nous assisterons à une accélération de l’histoire : une situation de famine au Sahel se déclenchera quasi immédiatement, les flux migratoires augmenteront, menaçant la paix de la région entière, et les tensions en Méditerranée seront maximales. C’est dire l’importance du moment que nous vivons. « Les lettres du Sahara » proposent une alternative concrète pour transformer les défis en opportunités pour tous.
Quelles sont les bases du plan fédérateur régional que vous soutenez ?
Les bases conceptuelles sont de deux ordres. Il y a une base physique et une autre, plus fondamentale, qui est d’ordre philosophique et moral. Commençons par la base physique. Les potentiels du Sahara et les solutions techniques existent pour relever les défis combinés dans le cadre d’un plan d’ensemble régional. Les eaux souterraines du Sahara, dont l’essentiel se trouve au nord du continent, figurent parmi les plus importants stocks d’eau douce de la planète. Les analyses scientifiques estiment aussi qu’un peu plus de 1% de la superficie totale du Sahara pourrait produire la même quantité d’électricité que toutes les centrales électriques de la planète réunies à partir de l’énergie du soleil et du vent. En combinant l’eau et l’énergie, il est possible de réunir les conditions de la vie sur d’immenses territoires aujourd’hui arides, offrir des perspectives de vie à la jeunesse et permettre la transition énergétique. L’essai « Les Lettres du Sahara » présente un modèle économique de « village vert » en zone aride qui combine « smart agriculture » et production d’énergie renouvelable. Une économie de l’hydrogène entre l’Afrique et l’Europe pourrait relever les défis de la sécurité alimentaire, de la migration et de la sécurité énergétique. Les analyses techniques montrent par ailleurs que, pour une contrainte d’espace, l’Europe ne pourra pas réaliser sa transition énergétique sur son territoire : la superficie des fermes solaires et éoliennes nécessaire serait beaucoup trop importante ! L’espace se trouve dans le Sahara.
Le plan fédérateur envisagé entre l’Afrique et l’Europe peut être pensé autour de la réciprocité suivante : engagement d’achat par l’Europe des surplus en énergie verte produits par des « villages verts » établis en zone aride pour offrir des perspectives de vie à la jeunesse qui, en échange, ne sera plus tentée par l’immigration.
Le concept offre l’avantage d’être spécifique, mesurable et compréhensif de tous et de pouvoir impliquer l’ensemble des acteurs de la région autour d’une vision intégrée.
Passons à la base philosophique ! Il s’agit de renverser la vapeur en faveur de la vie et de l’espoir, de changer l’ordre des priorités en privilégiant la Vie à la désespérance. Est-ce que ce plan est d’actualité et, sinon, comment le « pousser » pour qu’il le devienne ?
Aucun plan fédérateur pour la région n’a encore été formulé. Or, les plans sont envisageables, mais pas pour longtemps, parce que le temps presse. Les contraintes ne vont pas disparaître, bien au contraire, elles risquent fort de devenir plus pesantes et de se complexifier année après année.
Pour favoriser la paix, il est nécessaire que les élites pensantes de la région s’unissent entre elles et militent en faveur d’un nouveau modèle de coopération entre l’Afrique et l’Europe autour de solutions techniques qui profitent à tous. Je voudrai à ce niveau pointer le mutisme des médias européens qui, sur la question migratoire, ne montrent que deux possibilités : soit accepter les migrants, soit fermer les frontières et organiser le retour des migrants vers leur pays d’origine. Ce que ces médias européens ne disent pas, c’est qu’il existe une troisième voie qui permettrait à la fois de sédentariser les populations sur leur territoire et accélérer la transition énergétique de la planète. En vérité, il existe une dernière contrainte non apparente : l’équilibre de la relation économique et politique entre l’Afrique et l’Europe. Le modèle d’une économie de l’hydrogène qui produit de l’énergie verte et des produits agricoles au sein de nouveaux territoires transformera sur le fond la relation entre l’Afrique et l’Europe en la faisant passer d’un mode d’exploitation-extraction des matières premières africaines au prix le plus faible possible-à un modèle de coopération plus équitable.
Or, ce passage est nécessaire pour deux raisons : la première est morale. Si une solution existe pour sauver un très grand nombre de vies humaines, ne pas l’adopter, sans formuler de proposition au moins équivalente, revient à « laisser mourir », et ceci soulève la question de la responsabilité. La seconde raison est que, si rien n’est fait, les grands perdants seront les peuples de la région toute entière, y compris d’Europe du Sud. Personne ne sera à l’abri. Eriger un mur en Méditerranée fera la fortune des passeurs des deux rives qui, à travers mille astuces et mille escales, trouveront le moyen de contourner les obstacles. Or, la relation entre l’Afrique et l’Europe relève de l’histoire et le modèle colonial ne se justifie plus. Nous pouvons ajouter un clin d’œil historique. Dans l’antiquité, pour Carthage aussi bien que plus tard pour Rome, les pays du pourtour de la Méditerranée, la Mare Nostrum, constituaient un espace compact unis par des échanges commerciaux intenses et équilibrés. Pline l’ancien disait « De l’Afrique, il nous arrive toujours du nouveau ». Aujourd’hui, un peu plus de deux millénaires plus tard, c’est-à-dire une goutte d’eau dans l’histoire de la Terre et vraisemblablement aussi de l’humanité, c’est cette ancienne organisation que nous devons faire renaître, parce que c’est grâce à elle que la région pourra relever ses défis. Aujourd’hui, l’Europe a une économie dominante dans la région, il est donc normal de porter en premier le regard vers elle dès lors que l’on envisage de grands chantiers régionaux, d’autant plus qu’elle est directement concernée par le sujet. Cependant, elle n’est plus la seule puissance régionale.
A défaut, les pays de la région risquent de progressivement tourner le dos à cette histoire commune et à faire appel à d’autres partenaires techniques et financiers. La pire des solutions est de ne rien faire. Si rien n’est fait, les pays d’Afrique du Nord courent le risque de s’isoler de la partie subsaharienne du continent et d’augmenter leur dépendance vis-à-vis de l’Europe. Leur intérêt est donc de lancer sans attendre quelques projets pilotes puis de rapidement transformer l’initiative en politique régionale.