Détenu depuis le 8 septembre, Stanis Bujakera doit se présenter pour la troisième fois devant le tribunal ce vendredi pour un document dont, incontestablement, il n’est pas l’auteur. Plusieurs témoins ont assuré à Reporters sans frontières (RSF) que la note que le journaliste est accusé d’avoir fabriquée et transmise à la rédaction de Jeune Afrique venait bien des services de renseignement congolais.
Il n’aura fallu que quelques jours sur place, à Kinshasa, pour constater que Stanis Bujakera, détenu depuis près de deux mois, n’est même pas le premier à avoir reçu la note de l’Agence nationale du renseignement (ANR) qu’on lui reproche d’avoir conçue et transmise à sa rédaction de Jeune Afrique. Sur la base de ce document, le mensuel panafricain avait publié le 31 août dernier un article qui interrogeait la responsabilité des services de renseignement militaires congolais dans l’assassinat d’un opposant politique intervenu quelques semaines plus tôt en République démocratique du Congo (RDC). Selon notre enquête, le document a largement circulé dans les milieux sécuritaires, les chancelleries et les médias avant même que Stanis Bujakera ou sa rédaction en ait connaissance.
« Si l’accusation avait réellement eu pour intention d’identifier la provenance de ce document, il eût été très simple de constater qu’il avait déjà circulé avant même que le journaliste ne l’obtienne. Avec des accusations qui ne tiennent pas, que cherchent réellement ceux qui ont décidé d’arrêter ce journaliste ? Maintenant qu’un procès s’est ouvert malgré l’absence totale d’éléments à charge, Stanis Bujakera devrait au moins pouvoir défendre son honneur et son intégrité en homme libre », déclare Arnaud Froger, responsable du bureau investigation de RSF.
Dans un courrier adressé début septembre à Jeune Afrique et à Radio France Internationale (RFI) qui avait aussi relayé des informations s’appuyant sur cette même note, le ministre de l’Intérieur Peter Kazadi avait qualifié le document de faux après un « examen interne ». La note aurait, selon lui, été « indûment attribuée à l’ANR » pour « désorienter l’opinion publique ». Interrogé sur les éléments fondant ce démenti, le ministre n’a pas répondu à nos sollicitations.
« Une note adressée à la hiérarchie » selon une source à l’ANR
Pourtant, deux sources sécuritaires qui connaissent bien les arcanes de l’Agence ont confirmé à RSF que le document ressemblait en tous points à ce que peut produire l’ANR sur ce type d’événement. « Dans l’armée, on appelle ça un bulletin d’information ou un rapport d’incident », confie un haut gradé. Selon cette source qui souhaite rester anonyme, le document ne reflète pas forcément la position finale de l’Agence vouée à être transmise au chef de l’État à propos du meurtre de l’opposant politique, mais il est affirmatif, il vient bien d’elle. Contacté, un agent de l’ANR confirme qu’il s’agit d’une « note adressée à la hiérarchie attendant vérification, analyse et enquête minutieuse ». Une source proche de la présidence abonde : « Tout le monde sait qu’elle vient de l’ANR, probablement d’un échelon inférieur pour ensuite être traitée. » Enfin, plusieurs sources diplomatiques interrogées par RSF indiquent avoir également reçu cette note au mois d’août. « Elle est authentique et il sera difficile de parler de faux rapport », affirme l’une d’elle.
Le journaliste victime d’une guerre interne à l’ANR ?
Tout aussi intéressant, son contenu explosif – considérant que l’assassinat de Chérubin Okende aurait été exécuté par les services de renseignement militaire du pays –, n’a même pas été mis sur la place publique par Jeune Afrique en premier. Le 5 août 2023, soit plusieurs semaines avant la publication du magazine, le député de la majorité présidentielle Léon Nembalemba livrait en direct sa version des faits sur sa chaîne Molière TV, dénonçant « l’incompétence des services » accusé d’avoir « enlevé et tabassé à mort » l’opposant politique avant de se livrer à un « maquillage à l’emporte-pièce ».
Qui avait intérêt à diffuser cette note ? L’ANR ? Pour accuser la Détection militaire des activités anti-patrie, un service de renseignement concurrent ? Pas sûr. Selon plusieurs sources sécuritaires interrogées pour cette enquête, la diffusion avait pour objectif de jeter le discrédit sur le patron de l’Agence sous fond de luttes internes. La note consultée par RSF est datée du 14 juillet. L’administrateur général de l’ANR, Jean-Hervé Mbelu, a quant à lui été démis de ses fonctions le 1er août. Simple coïncidence ? Interrogé sur ce point, l’intéressé n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Les conséquences au sein de l’Agence sont bien réelles depuis plusieurs semaines. Selon plusieurs sources, y compris au sein de l’ANR, des sanctions y ont été prises à la suite de la diffusion de la note, accréditant une fois de plus le fait qu’elle y aurait été produite. Il s’agit d’«une affaire interne » à l’ANR comme l’ont évoqué plusieurs personnes interrogées au cours de cette enquête. Interne peut-être, mais pas sans conséquence pour Stanis Bujakera qui croupit en prison depuis près de deux mois.
Une nouvelle audience, la troisième depuis le début de son procès, se tiendra ce vendredi 3 novembre.
Reporters Sans Frontières