Des lieux de mémoire existent dans plusieurs pays d’Afrique, en hommage aux victimes, avec l’espoir de ne jamais revivre des moments de sang et de larmes. Une démarche indispensable en Guinée, pays traumatisé par une histoire douloureuse.
Aliou Barry, Géopolitologue, Directeur du Centre d’Analyse et d’Études Stratégiques de Guinée (CAES).
« Le bourreau tue toujours deux fois, la seconde fois par l’oubli ». La formule d’Élie Wiesel résume magistralement l’enjeu majeur du devoir de mémoire : témoigner, garder vivace le souvenir d’évènements vécus, afin de tirer les leçons du passé et d’éviter la reproduction de tragédies passées. Le concept est assez récent dans l’histoire de l’humanité, popularisé à la suite de la Seconde Guerre mondiale, avec l’obligation morale de lutter contre le négationnisme et le révisionnisme. Le devoir de mémoire est à l’origine de la notion de crimes contre l’humanité. En effet, si après la Seconde Guerre mondiale et son cortège de monstruosités, cette notion a fait son entrée dans le droit international, c’est en raison de l’ampleur même de la Shoah.
Le dictionnaire Petit Larousse définit le concept de mémoire comme l’aptitude à se souvenir. La mémoire est la déclinaison du droit de savoir, l’un des piliers de la justice transitionnelle. La mémoire collective représente l’un des mécanismes qui servent à surmonter les périodes de guerre, de répression politique, et à construire une société plus juste.
Dans de nombreux pays sortant de guerre ou de régimes autoritaires, des Commissions de vérité ont été mises en place pendant la période post-transition. Ces Commissions sont des organismes d’enquête à caractère temporaire et non judiciaire, dont la mission est de recueillir des dépositions, mener des enquêtes, effectuer des recherches, tenir des audiences publiques et fournir un rapport final. Une Commission vérité se préoccupe de milliers de victimes et s’efforce de déterminer l’importance et les caractéristiques des violations commises dans le passé, ainsi que leurs causes et leurs conséquences.
Savoir pourquoi on a laissé se produire certains événements peut s’avérer tout aussi important que la description précise de la matérialité des faits. En définitive, l’espoir est que le travail de la Commission puisse aider une société à comprendre et à reconnaître un passé contesté ou renié et par conséquent à porter à la connaissance du grand public les témoignages et les récits des victimes souvent restés inconnus de la population. Une Commission vérité espère en outre prévenir de nouvelles violations en recommandant certaines orientations et réformes des institutions.
Selon l’histoire politique, les expériences de Commissions vérité diffèrent d’un pays à un autre. Dans certains cas, une Commission vérité se préoccupe de déterminer les raisons pour lesquelles une société, un pouvoir ont laissé se produire certaines violations des droits humains.
Dans d’autres pays, elle est mise en place dans le but de promouvoir la réconciliation.
Des initiatives africaines
De nombreuses initiatives et expériences de devoir de mémoire pour la réconciliation ont été expérimentées en Afrique. Les atrocités qu’ont vécu les Sud-africains ont ainsi marqué leur histoire de façon indélébile. Les souvenirs demeurent intacts dans leur mémoire. En Afrique du Sud, le devoir de mémoire a concerné les victimes de l’apartheid de 1948 à 1994 et, est entretenu par la Commission Vérité Réconciliation (CVR), présidée par Monseigneur Desmond Tutu, archevêque du Cap et prix Nobel de la paix. Entre 1996 et 1998, la Commission Vérité-Réconciliation sud-africaine a constitué à l’échelle du monde le plus grand effort de résolution non-violente des tensions politiques héritées du passé. Les négociations entre le Parti National (PN) et le Congrès National Africain (ANC) ont créé les conditions de la naissance d’une nouvelle Afrique du Sud. La mémoire désormais reconnue et partagée de tous, contenue dans un rapport de la Commission, a barré à jamais le chemin du passé et a ouvert un futur fait d’égalité entre tous les citoyens devant l’histoire.
D’avril à juin 1994, le génocide rwandais a provoqué près d’un million de morts, aggravant le clivage entre les deux principales ethnies du pays, les Tutsis et les Hutus. Après la victoire du Front Patriotique Rwandais (FPR), le gouvernement inscrit dans ses priorités la réconciliation et la lutte contre l’impunité et pour le devoir de mémoire. Il crée à cet effet un mémorial. Inauguré en 2004, le Mémorial du génocide de Kigali au Rwanda est aujourd’hui un lieu de repos final pour plus de 250 000 victimes du génocide tutsi. L’objectif est de sensibiliser sur la manière dont le génocide s’est produit et de favoriser une prise de conscience de l’histoire des génocides du 20e siècle.
Le mur des noms rend hommage aux victimes du génocide. Son travail de collecte et de documentation des noms est encore en cours. Malheureusement, de nombreuses identités de victimes n’ont pas encore été recueillies et documentées et des nombreux martyrs qui reposent dans les tombes restent inconnus. Les jardins commémoratifs proposent un lieu de recueillement et de réflexion sur l’histoire du génocide contre les Tutsis. Ils offrent un espace paisible de contemplation qui permet aux visiteurs de méditer sur leur propre responsabilité dans la prévention de la discrimination et des atrocités de masse. Le Mémorial fournit également un soutien aux survivants, en particulier les orphelins et les veuves.
Le Mémorial de Gorée au Sénégal est aujourd’hui un lieu d’hommage, de médiation, de réflexion. Mais c’est aussi un lieu unique au monde qui abrite le Centre International des Mémoires, tourné résolument vers l’avenir, consacré aux droits de l’Homme et dédié au dialogue entre les peuples. L’Île de Gorée témoigne d’une expérience humaine sans précédent dans l’histoire des peuples. En effet, cette « île mémoire » est pour la conscience universelle le symbole de la traite négrière avec son cortège de souffrances, de larmes et de morts.
En 2004, le roi Mohammed VI du Maroc crée une Commission vérité-réconciliation dénommée « Instance-Équité-Réconciliation (IER) » dont le mandat est d’enquêter sur les disparitions forcées et les détentions arbitraires commises dans le royaume chérifien de 1956 à 1999.
L’Instance-Équité-Réconciliation entend des milliers de victimes et mène de nombreuses investigations dans toutes les régions du royaume. Durant des auditions publiques, les victimes sont appelées à témoigner de leurs souffrances sans pour autant nommer les tortionnaires. Pour l’Instance-Équité-Réconciliation, il ne s’agit pas de juger, mais de rétablir la vérité pour se réconcilier. La mission de cette Commission a achevé son travail de mémoire en novembre 2005.
Si Abidjan vient à son tour de décider l’érection d’un mémorial en hommage aux victimes de ses crises, dans de nombreux pays, un tel devoir de mémoire n’a pas été réalisé. À Luanda, l’urbanisation a fait peu à peu disparaître les traces de la guerre civile angolaise. À Conakry, les autorités ont volontairement démoli la partie carcérale du Camp Boiro où des milliers de Guinéens ont péri sous la dictature de Sékou Touré.
Cette histoire tragique de la Guinée a fortement fragilisé l’unité et la cohésion nationales, fondements du renforcement de l’État de droit, de la bonne gouvernance et du développement économique. Ces principes démocratiques étant tributaires de l’unité nationale, il est impérieux que les populations se réconcilient afin d’inscrire la Guinée dans cette dynamique. Et, un projet symbolique et fédérateur comme un Centre International de la Mémoire et de la Paix pourrait donner à l’Histoire de la Guinée toute sa densité et, surtout, en tirer les leçons.
Quelle option pour la Guinée ?
La Guinée est un pays de l’Afrique de l’Ouest qui compte environ 12 millions d’habitants et n’a connu que des régimes autoritaires, privant les Guinéens de la jouissance de leurs droits fondamentaux. Un climat d’impunité a favorisé tous les types de violations, affectant toutes les communautés de la Nation sans exception.
Depuis 1958, l’année à laquelle la Guinée opta pour l’indépendance immédiate, rompant tout lien avec la France, son histoire n’a cessé d’être mouvementée. Les purges et les tragédies qui jalonnent le parcours du pays ont affecté de nombreuses composantes de la communauté nationale, engendrant des souffrances psychologiques et sociales souvent étouffées voire refoulées.
Par conséquent, la cohésion nationale demeure un objectif crucial, pour la Guinée et pour une réconciliation durable de ses filles et ses fils. À cet égard, la création d’un Centre des Mémoires s’impose. Ce serait une initiative politique, mémorielle, historique et éducative majeure et même indispensable, qui permettrait d’établir une mémoire publique et servirait de bastion contre la récidive. Le travail de mémoire sera l’un des piliers de l’apaisement, de la démocratie et de la paix en Guinée.
Le 24 juin 2011, le président Alpha Condé a mis en place une Commission Provisoire de Réconciliation Nationale (CPRN). Des consultations nationales ont eu lieu du 7 mars 2016 au 11 avril 2016 pour permettre à la population guinéenne de s’exprimer sur les mécanismes de justice transitionnelle à mettre en place en vue de la réconciliation nationale. Les thèmes abordés lors de ces consultations ont porté sur la recherche de la vérité, la justice, les réparations, les réformes des institutions et l’avenir de la Guinée. La Commission provisoire a remis son rapport final le 27 juin 2016. Des recommandations ont été formulées mais jamais mises en œuvre par le président Alpha Condé jusqu’au coup d’État qui le renversa le 5 septembre 2021.
Après plusieurs mois d’entretiens, de recherche et d’analyse des différentes initiatives tentées par le passé en Afrique et en Guinée, le Centre d’Analyse et d’Études Stratégiques préconise, pour une réconciliation effective, la mise en place d’un Centre International des Mémoires et de la Paix en République de Guinée (CIMP), seule voie pour une paix durable en Guinée. Le CAES, dont je suis à l’origine de la création, est un cadre de rencontre d’expertises et d’échanges des savoirs au sein duquel collaborent des chercheurs guinéens de sensibilités différentes. Il se veut un outil en mesure de répondre aux attentes des décideurs politiques, sur les problématiques d’ordre stratégique qui affectent le développement politique, socio-économique et sécuritaire du pays. Il entend jouer le rôle d’un Institut de recherche en politique publique. En proposant la création d’un Centre International des Mémoires et de la Paix, il ambitionne d’ouvrir une perspective mémorielle en mesure de favoriser la réconciliation profonde de la Nation, en posant les jalons d’un vivre ensemble durable.
Boiro : De l’extrême souffrance à la mémoire
L’installation en Guinée d’un tel Centre répondra à deux impératifs majeurs : celui d’exprimer une reconnaissance publique des souffrances de toutes les victimes et celui de mettre à la disposition des populations un lieu de recueillement et d’apprentissage, et si possible un lieu de rencontres et d’échanges. Pour n’être un espace auquel on s’habitue, un lieu invisible, juste entouré de rituels figés, il faudra en faire un lieu de mémoire vivant, pour qu’il devienne source de réflexion.
Ce Centre de mémoire permettra d’offrir un autre visage de la Guinée que celui de la discorde et de la répression politique. Il est important d’opposer un contre-narratif aux pessimistes qui se contentent de dire que rien ne va ou ne pourra changer en Guinée. Convaincu que l’histoire réserve un potentiel de surprises, même positives, ce qu’Edgar Morin appelle «le surgissement de l’improbable», ses promoteurs, dont je suis, ont la certitude que ce projet doit être sous-tendu par une volonté et porté par des gens engagés.
Ce futur lieu de mémoire n’est en effet pas réalisable sans la mobilisation des victimes, des hommes et femmes politiques engagés. Or, en Guinée, la plupart des victimes ne bénéficient ni de soutien psychologique ni d’aide financière. Aux traumatismes de la violence se rajoute souvent celui de la non-reconnaissance de leurs souffrances. Et pourtant, la plupart des victimes ne se laissent pas décourager, et se battent avec persévérance pour la reconnaissance de leur histoire et de leur mémoire. Ce qui est également remarquable, c’est qu’elles n’entretiennent pas un discours de haine.
L’objectif de ce futur Centre est en réalité pluriel : bâtir un lieu de recueillement et d’apprentissage pour les familles des victimes de la répression qui commémorent annuellement les massacres perpétrés ; créer un lieu de rencontres et d’échanges internationaux autour des valeurs de paix, de réconciliation et de vivre ensemble ; contribuer, au-delà de la reconnaissance des souffrances d’hier, à la promotion d’une société guinéenne mature et d’une démocratie fondée sur le Droit, de façon à prévenir le retour de la violence politique en Guinée ; appuyer une prise de conscience publique, sur la base des valeurs de la démocratie et du Droit, de manière à se débarrasser des schémas totalitaires, et à implanter solidement les droits de l’homme dans la vie politique et publique en Guinée ; promouvoir la mise au jour de la vérité sur le passé, et perpétuer la mémoire des victimes de la répression politique exercée par les régimes qui se sont succédé depuis 1958.
Ce dernier point est obtenu en particulier en rassemblant les documents à la mémoire des victimes des répressions politiques. Le Centre servira de centre de ressources pour les chercheurs nationaux et étrangers. Il devra être en mesure de mener également des recherches sur les causes et effets de la répression politique, et en publier les résultats dans des livres, des articles, des expositions, des musées, ou encore sur les sites web des organisations membres. Il favorisera la réhabilitation de tous les sites historiques symboles de la violence politique et de la traite négrière et la restitution des objets et œuvres d’art de la Guinée.
La question du lieu n’est pas anecdotique. Le Centre International des Mémoires et de la Paix devra être installé sur l’actuel site du camp de la Garde républicaine de Camayenne plus connu sous le nom de « Camp Boiro », symbole de la répression sous le régime de Sékou Touré. Sur ce site seront regroupés par bâtiment tous les lieux des mémoires de la violence politique en Guinée de 1958 à nos jours, ou à défaut de ce lieu, à côté du Mausolée à Camayenne où reposent les restes de nos illustres héros Almamy Samory Touré et Alpha Yaya Diallo.
Les processus de travail de mémoire sont difficiles et douloureux. Ils prennent du temps et ne se font pas tous seuls. La confrontation constructive avec un passé douloureux n’est pas un combat gagné d’avance, ni en Guinée ni ailleurs, et il est essentiel aussi que la Communauté internationale soutienne cette initiative, afin que la construction de l’avenir de la Guinée ne se fasse pas contre ou malgré, mais avec les victimes de la répression politique.
Aliou Barry, Géopolitologue, Directeur du Centre d’Analyse et
d’Études Stratégiques de Guinée (CAES)