Alors que le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko a mis en garde les entreprises de presse quant au règlement de leur dette fiscale, Reporters sans frontières (RSF) invite le gouvernement à se saisir de ses recommandations, publiées dans le rapport “Sénégal : le journalisme à la croisée des chemins”, pour repenser le soutien public aux médias.
Les propos sonnent comme des menaces et des mises en garde à l’endroit des entreprises de presse. Le 9 juin dernier, le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko a tancé la presse à plusieurs reprises devant des partisans de son parti, le Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), dont il est toujours le responsable. Il a notamment indiqué que les impayés d’impôts par les entreprises de presse pourraient être assimilés à des détournements de fonds. Certaines ont d’ores et déjà été informées de redressements fiscaux, alors que d’autres, comme Walfadjiri, ont vu leurs comptes bancaires être bloqués par les nouvelles autorités.
Si plusieurs acteurs du secteur ont dénoncé ces déclarations, elles révèlent manifestement un problème de fond : celui de la soutenabilité économique des médias et de la nécessaire réforme des aides publiques au secteur – qui sont totalement opaques quant au montant alloué aux différents médias et aux critères les motivant.
RSF appelle à des réformes urgentes pour une meilleure transparence des aides publiques, pour la valorisation des médias fiables, et aussi pour une meilleure régulation de la publicité dans les médias.
“Si les entreprises de presse doivent s’acquitter de leurs obligations fiscales au regard de la loi, il est important d’aller vers des mesures ambitieuses pour une réforme en profondeur des aides publiques aux médias. Les nouvelles autorités ont un rôle clé à jouer dans un contexte de précarisation économique du travail journalistique, de propagation de la désinformation et d’une crise de confiance accrue vis-à-vis des médias. Il en va aussi de la confiance dans les institutions. RSF appelle les autorités sénégalaises à plus de transparence quant à l’allocation des aides publiques à la presse, à inciter aussi à plus de transparence sur la propriété des médias, et à ne ménager aucun effort pour valoriser et soutenir la production d’informations fiables« , a déclaré Sadibou Marong, directeur du bureau Afrique subsaharienne de RSF.
Les acteurs du secteur des médias ont vivement réagi à la suite des déclarations d’Ousmane Sonko. Selon le président du Conseil des éditeurs et diffuseurs de presse du Sénégal (CDEPS), Mamadou Ibra Kane, “Ousmane Sonko ne s’est pas exprimé en tant que Premier ministre, mais en tant que chef de parti”. Il considère dès lors que “son avis n’est pas une position officielle”. Il explique en outre que “la presse est actuellement dans une situation de quasi faillite. Nous incitons les autorités à effacer la dette fiscale de la presse”. Un engagement initialement pris par l’ancien président Macky Sall le 18 mars, mais qui n’avait pas été matérialisé par un document officiel.
Parmi la trentaine de recommandations formulées, entre autres, dans le rapport Sénégal : le journalisme à la croisée des chemins, RSF appelle notamment à :
- Œuvrer pour une meilleure transparence des médias et de leur financement
Un nouveau rapport de confiance entre les médias et la population sénégalaise passe par un éclaircissement des conditions de production de l’information. Des règles plus précises relatives à la transparence des médias, en particulier ceux qui diffusent des programmes d’information générale, devraient être introduites dans la loi. Celles-ci devraient notamment porter sur la propriété des médias (par exemple, une obligation de déclarer la répartition du capital de l’entreprise et les liens de celle-ci avec les entreprises détenues par son ou ses propriétaires). Elles devraient aussi porter sur la déclaration obligatoire, auprès du régulateur national, de tout financement étranger reçu par le média.
- Œuvrer pour une meilleure transparence de l’allocation des aides publiques aux médias
Les fonds alloués à chaque organe de presse ne sont pas rendus publics, rendant ainsi l’attribution opaque. En 2020, le Conseil des diffuseurs et éditeurs de presse du Sénégal (CDEPS) et la Convention des jeunes reporters du Sénégal (CJRS) ont notamment dénoncé les “critères inavouables” utilisés pour répartir le fonds d’aide à la presse.
- Interdire, par la loi, la possibilité pour des personnalités physiques exerçant des responsabilités nationales la possibilité d’être actionnaire majoritaire d’un média
Par souci de transparence, et afin de limiter les ingérences politiques, les personnalités physiques exerçant des responsabilités publiques de premier plan (ministres, députés, hauts fonctionnaires…) ne devraient plus pouvoir être actionnaire majoritaire d’un média.
- Garantir l’indépendance du service public de l’information et du régulateur de l’audiovisuel
Le service public de l’audiovisuel joue un rôle important dans le paysage médiatique sénégalais. Il revient aux pouvoirs publics de garantir son indépendance éditoriale comme fonctionnelle, notamment en lui accordant des crédits budgétaires pluriannuels suffisants afin de préserver cette double indépendance. L’indépendance de l’autorité de régulation audiovisuelle – aujourd’hui le Conseil national de régulation et de l’audiovisuel (CNRA) qui devrait être remplacé par la Haute Autorité de régulation de la communication audiovisuelle (HARCA) – est tout aussi essentielle. Elle est garante, entre autres, de l’intégrité des processus électoraux en veillant à ce que les médias accordent un temps d’expression équitable à l’ensemble des forces politiques présentant des candidats aux élections. À cet égard, le pouvoir du président de la République de nommer certains membres du régulateur devrait être abrogé. Il doit être remplacé par une procédure transparente et non-discriminatoire devant le Parlement.
- Promouvoir les médias fiables dans l’allocation des aides publiques aux médias
En ce sens, RSF recommande l’utilisation de la Journalism Trust Initiative (JTI), une norme internationale d’évaluation de la qualité des médias d’information, initiée par l’organisation et conçue et développée par 130 experts internationaux à la manière des normes ISO. Elle comprend des critères d’excellence universellement acceptés et agréés en matière d’identification et de transparence des médias, des normes professionnelles et des mécanismes de responsabilité auxquels la production d’information devrait être soumise. Le gouvernement sénégalais pourrait inciter les médias à entrer dans le processus de certification JTI afin de promouvoir la production d’informations fiables. À cet effet, des déductions fiscales pourraient être accordées à la fois aux médias qui font la démarche de certification (sur leurs frais d’audit, sur leurs cotisations sociales, etc.), mais aussi aux acteurs du marché qui investissent dans ces médias certifiés (annonceurs publicitaires, sponsoring, abonnements, etc.). Une bonification des aides publiques récompensant les médias qui sont certifiés JTI pourrait être envisagée.
- Soutenir la création d’un système d’autorégulation de la publicité
La ressource publicitaire est essentielle à la soutenabilité économique des médias mais ne doit exercer aucune influence sur leur ligne éditoriale. De la même façon qu’elle doit se tenir à distance du pouvoir politique, la presse libre et indépendante doit être protégée de ceux qui voudraient acheter de l’influence avec leur argent. Il revient aux médias, en lien avec les annonceurs et les agences de communication, de créer un organisme d’autorégulation qui veille au respect de règles éthiques. Cette entité, auto-financée grâce aux contributions des parties intéressées, serait totalement indépendante des pouvoirs publics et produirait des codes de déontologie, dont le suivi de l’application serait confié à un jury de déontologie publicitaire représentant les professions à parité.
Le Sénégal occupe la 94e place au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2024.
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