Les spécialistes ne manqueront jamais d’arguments pour expliquer le crash du décollage économique de l’Afrique. Moi, le dilettante, je n’ai pas de données chiffrées mais j’ai mes souvenirs d’enfance. Je suis le frère ainé de nos inénarrables indépendances. J’avais 11 ans le 2 Octobre 1958, la date de l’une des toutes premières d’entre elles, la guinéenne. Et je vous assure qu’il n’y a rien de plus fidèle que la mémoire d’un enfant. Les historiens n’ont qu’à ranger leurs archives. Ces années sont dans ma tête aussi précises que le sont les images dans les livres. Je ne laisserai à personne le soin de me les raconter.
Je me souviens de cette journée de 1962 où Bangaly Camara, alors ministre de la culture et de l’information était venu au stade de N’Zérékoré (ville où j’étais collégien) parler du plan triennal que venait de lancer le gouvernement sous l’égide de l’économiste français, Charles Bettelheim. Un homme charmant, ce ministre, doublé d’un excellent orateur. Son discours avait fait jaillir une pluie d’étincelles dans ma petite tête de gamin. En plus, il avait eu la géniale idée de venir avec la grosse vedette de l’époque : Harry Belafonte. Celui-ci, juste après le discours, avait bondi de la tribune, jeté sa veste, pour danser avec la troupe folklorique qui animait la cérémonie. Un régal !
C’est cette image qui me revient d’abord en tête quand je pense à ces années-là. L’indépendance était encore, une fête. Le cauchemar est arrivé peu de temps après. Le plan triennal avait bien apporté les usines promises : la Grande Bretagne avait offert une filaterie mais sans le coton qui va avec, l’Allemagne Fédérale, une usine de chaussures sans le cuir, la Chine Populaire, une fabrique de tabacs et allumettes sans le tabac et l’Union Soviétique, une industrie alimentaire censée fournir au pays du corned-beef.
Certes, le tabac et le coton poussent en Guinée ; certes, on y élève des bœufs mais pour les besoins de la consommation familiale. Personne n’a soufflé au gouvernement guinéen qu’il fallait d’abord assurer le ravitaillement avant d’implanter les usines. Il fallut donc importer du coton égyptien pour nourrir la filaterie anglaise, du cuir éthiopien pour l’usine allemande, du tabac chinois pour l’usine du même nom etc. On imposa des quotas aux éleveurs en ce qui concerne la conserverie (tel nombre de têtes de bœufs par village et par an) et bien sûr, une bonne partie du cheptel national se retrouva de l’autre côté des frontières. Mais en plus du ravitaillement, le don des camarades soviétiques, posait aussi un sérieux problème d’écoulement. Pour les Guinéens, musulmans à plus de 90%, une boîte en fer-blanc ne peut renfermer que du cochon. Une solution fut vite trouvée (le génie de nos dirigeants, c’est de savoir parer à toute éventualité) : comme les toutes premières pénuries commençaient à se faire sentir, le consommateur devait acheter un certain nombre de boîtes de corn- beef pour avoir le droit d’acheter du tissu ou du savon. Sans doute, la meilleure manière d’appliquer la loi de l’offre et de la demande !
Il n’y avait là rien d’anormal, à l’époque, on ne parlait pas d’éléphants blancs et cet importun de René Dumont n’avait pas encore sorti son fameux brûlot, L’Afrique noire est mal partie. Le mot industrie était alors, sur toutes les lèvres, on mesurait le niveau du développement au nombre de cheminées d’usine, avec ou sans fumée, peu importait.
Le ministre Bangaly Camara n’eut pas l’occasion de commenter le plan septennal qui succéda au plan triennal. Il fut arrêté et exécuté deux ans après sa prestation de N’Zérékoré.
Tierno Monénembo