Depuis l’indépendance, l’administration publique guinéenne peine à se libérer de son instrumentalisation politique. Alors même qu’un programme ambitieux de modernisation est lancé, elle est aujourd’hui détournée au service de la candidature du Général Mamadi Doumbouya, en contradiction flagrante avec les lois nationales et les engagements internationaux du pays.
Depuis plus de deux ans, les Guinéens assistent à une double scène révélatrice d’une fracture profonde entre le discours officiel de refondation de l’État et les pratiques concrètes du pouvoir. D’un côté, des annonces ambitieuses de modernisation administrative, portées par le Programme de réforme de l’État et de modernisation de l’administration publique (PREMAP); de l’autre, une mobilisation croissante de cette même administration pour soutenir, souvent de manière organisée, la candidature du Général Mamadi Doumbouya.
Le 14 mars 2025, à Conakry, le gouvernement a lancé en grande pompe un atelier d’élaboration du PREMAP, aligné sur la vision « Simandou 2040 ». Présidé par le Premier ministre Amadou Oury Bah et piloté par le ministre de la Fonction publique Faya François Bourouno, ce programme prétend construire une administration performante, centrée sur les résultats, numérisée et accessible aux citoyens.
Pourtant, alors même que cette réforme est annoncée comme le socle d’un État moderne, préfets, gouverneurs, directeurs régionaux, chefs de quartiers, enseignants et agents administratifs sont été mobilisés – souvent sous injonction hiérarchique – pour organiser des rassemblements de soutien au chef de la junte.
Les manifestations se sont multipliées à Boké, Mamou, Labé, Faranah, Kindia, Kankan, N’zérékoré et dans bien d’autres localités.
Le 21 avril 2025, à Conakry, Jean Paul Cedy, ministre de l’Enseignement pré-universitaire, a personnellement encadré la mobilisation des enseignants au Palais du Peuple, appelant à soutenir la transition et son chef.
À Labé et à N’zérékoré, Keamou Bogola Haba, ministre de la Jeunesse et des sports, a présidé des événements publics, notamment un tournoi de football dédié au Général Doumbouya, appelant ouvertement la jeunesse à soutenir « la continuité et la stabilité incarnées par le CNRD ».
Culte de la personnalité
À Kindia, le 22 février 2025, Mourana Soumah, ministre de l’Économie et des finances, déclarait devant une foule rassemblée : « Mon Général, les populations de la Guinée-Maritime, qui se confondent au reste du pays, vous disent qu’elles vous ont choisi comme leur candidat naturel. »
Dans ses interventions publiques successives, Ousmane Gaoual Diallo, ministre des Transports et porte-parole du gouvernement, est allé plus loin encore, affirmant que « le Général Doumbouya a les mêmes droits que tout citoyen guinéen », normalisant ainsi l’idée d’une candidature en violation de la Charte de la Transition.
Cette position n’est pas isolée : Fana Soumah, ministre de l’Information, a orienté la communication publique pour ériger le leadership du Général en référence unique, écartant toute critique dans les médias d’État.
Au sommet de l’État, le Général Amara Camara, ministre secrétaire général à la Présidence, a multiplié les panégyriques, qualifiant Mamadi Doumbouya de « restaurateur de l’unité nationale » et de « père de la renaissance guinéenne ».
Mory Condé, ancien ministre de l’Administration du Territoire, aujourd’hui ministre de l’Urbanisme, a orchestré l’engagement de tous les échelons déconcentrés : gouverneurs, préfets, sous-préfets et chefs de quartiers.
Même Bah Oury, Premier ministre, censé garantir la neutralité administrative, a publiquement estimé que « ceux qui ont engagé la refondation doivent aller jusqu’au bout », renforçant l’idée d’une continuité incarnée par Mamadi Doumbouya.
Obligation légale de neutralité
La Loi organique L/2019/0027/AN du 7 juin 2019 impose, en son article 57, que tout agent public exerce ses fonctions avec impartialité, intégrité et neutralité.
Cette même loi, en son article 65, stipule que tout manquement constitue une faute professionnelle passible de sanctions disciplinaires sans préjudice de sanctions pénales.
À l’échelle continentale, la Charte sur les valeurs et principes du service public, adoptée le 31 janvier 2011 et ratifiée par la Guinée le 5 février 2019, impose en son article 10. 3 l’abstention politique des agents publics.
La Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, adoptée en 2007 et ratifiée par la Guinée le 17 juin 2011, impose, en son article 32, une administration publique impartiale et non partisane.
Au niveau interne, la Charte de la Transition du 27 septembre 2021 rappelle, dès son article 1er, que l’action des organes et des personnalités appelées à la conduire doit être guidée par l’impartialité, la neutralité et la responsabilité.
Son article 2 inscrit la refondation de l’État, la promotion des droits fondamentaux et l’organisation d’élections libres parmi les missions prioritaires.
L’article 9 garantit l’égalité de tous devant la loi, tandis que l’article 15 sanctionne toute atteinte au fonctionnement démocratique des institutions et que l’article 21 protège le droit au travail sans discrimination politique.
En cas de violation de ces principes, la législation guinéenne prévoit des sanctions précises.
L’article 775 du Code pénal punit de trois à cinq ans d’emprisonnement et à une amende de cinq à dix millions de francs guinéens tout agent public abusant de ses fonctions.
La Loi L/2020/0026/AN, portant Code de conduite de l’agent public, expose les fautifs à des sanctions pouvant aller jusqu’à la révocation sans droit à pension.
La Loi L/2019/0027/AN, en ses articles 68 et 69, prévoit une échelle de sanctions disciplinaires allant de l’avertissement à la rétrogradation, jusqu’à la révocation définitive, sans préjudice de sanctions pénales.
Un arsenal juridique aujourd’hui violé, de manière manifeste, par l’instrumentalisation de l’administration publique.
Une mobilisation politique non sans conséquences
À N’zérékoré, le 1er décembre 2024, lors de la finale du « Tournoi de la Refondation » doté du trophée Général Mamadi Doumbouya, l’afflux massif, mal encadré, a causé l’une des pires tragédies de la région : 140 morts selon les ONG, 11 disparus et de nombreux blessés graves.
À Mamou, le 26 avril 2025, lors d’une manifestation organisée pour célébrer les « acquis de la Transition », un essaim d’abeilles, perturbé par le vacarme, a attaqué la foule, causant plusieurs blessés évacués d’urgence.
Ces événements traduisent les dangers bien réels d’une politisation forcenée de l’espace public, où la quête d’adhésion prime sur la sécurité et la responsabilité.
En détournant l’administration publique pour servir un dessein personnel, les autorités actuelles violent non seulement la Charte de la Transition, mais aussi les engagements africains et les lois nationales.
Politiquement, cette captation de l’État mine profondément la confiance populaire, prépare une élection biaisée et expose la Guinée à de nouvelles crises internes et à l’isolement diplomatique.
L’histoire guinéenne enseigne qu’aucune confiscation de l’État n’a échappé aux tragédies. Aujourd’hui, derrière le masque de la modernisation, c’est un vieux schéma qui ressurgit : celui de l’accaparement de l’appareil d’État.
Refondation ? Non : patrimonialisation méthodique.
Modernisation ? Non : instrumentalisation cynique.
Transition ? Non : prétexte pour sanctuariser le pouvoir personnel.
Pour rompre ce cycle tragique, la Guinée devra rendre son administration publique à sa seule mission légitime : le service du peuple guinéen, dans toute sa diversité et son égalité.
Alpha Bacar Guilédji
« Écrasons l’infâme »