Selon les informations recueillies par Reporters sans frontières (RSF) auprès de plusieurs sources concordantes, les policiers béninois dépêchés en Côte d’Ivoire ont pu, sous le regard passif, voire avec la complicité, de leurs homologues ivoiriens, appréhender puis escorter le journaliste réfugié Hugues Comlan Sossoukpè jusqu’à l’avion pour le ramener au Bénin, sans avoir obtenu l’autorisation des autorités judiciaires locales. RSF demande l’ouverture d’une enquête officielle afin d’établir l’ensemble des responsabilités dans ce qui ressemble désormais plus à un enlèvement ciblé qu’à une procédure d’extradition.
« Selon les informations obtenues par RSF, de graves manquements au droit, notamment quant à la procédure, ont été commis et dûment signifiés au plus haut niveau de l’État ivoirien. L’officier ivoirien censé superviser la surveillance du journaliste a d’ailleurs été arrêté. Il est impératif que les autorités ivoiriennes diligentent une enquête indépendante et transparente pour faire toute la lumière sur ce qui relève de graves négligences, voire de complicités actives, ayant permis l’interpellation et l’extradition manifestement illégale de Hugues Sossoukpè. En l’état, cette opération relève d’un enlèvement. Nous demandons également à la justice béninoise de le libérer sans délai », déclareArnaud Froger, responsable du bureau investigation de RSF.
Que savait et qu’a fait exactement la Côte d’Ivoire dans l’opération ayant conduit à l’arrestation du directeur du média béninois d’investigation Olofofo, Hugues Comlan Sossoukpè, le 10 juillet à Abidjan ? RSF, qui avait révélé les conditions rocambolesques de l’interpellation et du transfert en avion privé dans son pays d’origine de ce journaliste bénéficiant pourtant du statut de réfugié politique au Togo, a obtenu de nouvelles informations qui confirment que le dispositif déployé et les actions entreprises ont abouti à un rapt, plutôt qu’à l’exécution en toute légalité d’un « mandat au nom de la coopération judiciaire avec le Bénin » comme avait fini par déclarer le porte-parole du gouvernement ivoirien, 13 jours après les faits.
D’une surveillance « passive » ivoirienne à une opération d’arrestation béninoise
D’après les éléments obtenus par RSF, ce sont les services de renseignement béninois qui ont localisé le journaliste à Abidjan en surveillant l’activité de sa page Facebook. Ordre est donné, au plus haut niveau, d’aller le récupérer. À Abidjan, le ministre ivoirien de la Défense, Téné Birahima Ouattara – frère du président et figure clé du pouvoir à Abidjan – est alerté par message par un ministre béninois de la présence du journaliste sur le sol ivoirien. Dans les échanges qui ont lieu à plusieurs niveaux, Cotonou présente Hugues Comlan Sossoukpè comme un « dangereux cyberactiviste qui fait l’apologie du terrorisme ». D’abord prudentes, les autorités ivoiriennes instaurent alors une « surveillance passive » du journaliste, venu à Abidjan pour couvrir un salon sur le numérique, organisé sous l’égide des autorités elles-mêmes…
À la manœuvre, une unité ivoirienne chargée de la lutte anti-terroriste, plus habituée à la traque des djihadistes que des journalistes en exil. Le procureur de la République est également informé de cette surveillance. Le Bénin souhaite récupérer Hugues Comlan Sossoukpè et aller vite, mais les documents transmis à Abidjan sont jugés « insuffisants ». Aucune accusation ne relève de l’apologie du terrorisme, et surtout, aucune notice Interpol n’a été émise. Le 10 juillet, le journaliste est pourtant interpellé, en dehors de toute procédure régulière. Selon nos informations, ni le patron de l’unité chargée de sa surveillance ni le procureur de la République n’en ont été informés.
Pire encore, ce sont les policiers béninois eux-mêmes qui finissent par prendre en main l’opération. Après avoir participé à l’interpellation du journaliste dans sa chambre d’hôtel, ils ont assuré à leurs homologues ivoiriens qu’ils viendraient clarifier cette situation à la gendarmerie d’Abidjan. En réalité, les autorités judiciaires locales sont complètement contournées et Hugues Comlan Sossoukpè est directement conduit au salon privé de l’aéroport avant d’embarquer à bord d’un avion spécialement affrété pour l’occasion. Comment cet avion a-t-il pu décoller et comment cette opération a-t-elle pu être menée à son terme sans complicité ?
De « graves manquements » signalés au plus haut niveau de l’État ivoirien
À Abidjan, la communication officielle assure qu’aucune action illégale n’a été entreprise. Mais en coulisse, le lieutenant-colonel chargé de la surveillance passive du journaliste est discrètement arrêté et interrogé. Réelle volonté d’identifier les responsables et de comprendre les dysfonctionnements ayant abouti à cette extradition forcée ou simple écran de fumée ?
Selon les informations obtenues par RSF, de « graves manquements » dans cette interpellation qualifiée de “sombre” ont été signalés au plus haut niveau de l’État : aucun officier de police judiciaire n’a encadré l’arrestation et l’extradition. Aucune décision de justice ne l’a validée.
Comme RSF l’avait déjà souligné, le journaliste n’a pu consulter ni avocat ni magistrat, et n’a pas eu la possibilité de contester son « extradition ». Quant au principe de non-refoulement, garanti pour toute personne bénéficiant du statut de réfugié, il a été bafoué de manière flagrante.
Contacté à propos de l’arrestation de l’officier ivoirien et des nombreuses irrégularités commises dans cette procédure, le porte-parole du gouvernement ivoirien Amadou Coulibaly a simplement indiqué qu’il n’avait « rien appris de nouveau » sur ce sujet.
Désormais, seule une enquête sérieuse et transparente pourrait permettre d’établir les responsabilités dans le déroulé des événements aux conséquences désastreuses pour le journaliste. Incarcéré dans une cellule isolée, Hugues Comlan Sossoukpè est poursuivi pour « harcèlement par le biais d’un système informatique », « rébellion » et « apologie du terrorisme. »
Reporters sans frontières