Dans un entretien accordé à La-Lance mardi 9 décembre, le ministre de l’Hydraulique et des Hydrocarbures, Aboubacar Camara, explique pourquoi la lutte contre l’insalubrité est devenue une urgence nationale. Selon lui, Conakry a atteint un « point de bascule » et l’État ne peut plus rester spectateur pendant que la capitale s’enfonce dans les ordures. Il détaille une campagne d’assainissement basée sur une présence continue sur le terrain, une répartition claire des responsabilités et une politique de « tolérance zéro » contre les dépôts anarchiques.

La Lance : Monsieur le Ministre, ces derniers temps, vous intensifiez la lutte contre l’insalubrité à Conakry. Pourquoi ?

Aboubacar Camara : Parce que nous sommes arrivés à un point de bascule. L’insalubrité n’est plus seulement un problème d’esthétique urbaine, c’est une question de santé publique, de dignité nationale et de crédibilité de l’État. Quand une capitale se transforme en décharge à ciel ouvert, ce sont nos enfants qui respirent des maladies, nos hôpitaux qui se remplissent de cas évitables, nos investissements qui perdent de la valeur, et l’image de tout un pays qui se dégrade. En tant que Ministre, j’ai une obligation de résultats, pas de commentaires. Le Président de la République nous a confié une mission : mettre de l’ordre dans les secteurs vitaux. L’hydraulique, les hydrocarbures et l’assainissement sont au cœur de cette transformation. Nous intensifions la lutte, parce que l’inaction coûte plus cher que l’action, des comportements déviants se sont banalisés, et parce qu’un État responsable ne peut pas rester spectateur pendant que sa capitale s’enfonce dans les ordures.

Qu’est-ce qui fait la particularité de la présente campagne ?

Cette campagne est différente sur trois plans : la méthode, la gouvernance et la finalité. Sur la méthode, nous combinons la présence sur le terrain  de ministres, maires, chefs de quartier, brigades, citoyens ; la pédagogie + sanctions : explication avant, répression après ; un suivi-évaluation : chaque opération donne lieu à un retour d’expérience, des cartes de « points noirs » sont établies, des responsables sont identifiés.

Sur la gouvernance, nous avons changé de logique : ce n’est plus « une opération du ministère », c’est une chaîne de responsabilités : État – Gouvernorat – Communes – Chefs de quartier – PME – Citoyens. Nous travaillons avec les autorités locales, les leaders religieux, la société civile, pour que la propreté devienne une affaire collective, non un spectacle gouvernemental. Sur la finalité, la campagne n’est pas une “journée propre” pour les caméras. Elle s’inscrit dans la préparation d’un règlement national d’hygiène et de salubrité publique, d’un dispositif de financement durable de l’assainissement, et d’un programme permanent de brigades et de PME de collecte.

Quelles sont les sanctions prévues contre ceux qui se livrent à des actes d’incivisme, notamment le dépôt anarchique d’ordures sur la voie publique ?

Nous avons choisi une ligne très simple : tolérance zéro pour la récidive et l’incivisme assumé. Les sanctions prévues – et déjà appliquées – sont de plusieurs natures. Sanctions financières : amendes pour dépôt anarchique, déversement sauvage, obstruction des caniveaux, utilisation de la voie publique comme dépotoir. Sanctions administratives : saisie ou immobilisation des moyens de transport utilisés pour déverser les ordures (camionnettes, tricycles, véhicules), fermeture temporaire ou définitive de certains commerces ou chantiers en cas de récidive. Sanctions pénales pour les cas graves et répétés : poursuites pour mise en danger de la santé publique, déferrement devant les juridictions compétentes. Sanctions réparatrices : obligation de remettre les lieux en état, travaux d’intérêt général encadrés par les autorités locales.

Quelles sont les dispositions mises en place par l’État, pour empêcher les citoyens à jeter les ordures le long des routes, des carrefours et dans les caniveaux ?

Nous agissons sur quatre leviers simultanés : offrir des solutions, encadrer, surveiller et sanctionner. Offrir des solutions : multiplication des points de collecte et des bacs à ordures dans les zones identifiées comme critiques. L’organisation et la structuration des PME de pré-collecte qui passent dans les quartiers, la mise en place progressive de circuits réguliers de collecte avec des horaires connus, pour que les citoyens sachent quand et où sortir leurs déchets. Encadrer et responsabiliser : l’implication formelle des chefs de quartier et de secteur, qui sont désormais comptables de la propreté de leur zone, la signature de contrats d’objectifs avec les communes ; l’intégration de l’assainissement dans les priorités du Gouvernorat de Conakry. Surveiller : la mise en place de brigades communales et mixtes (services d’hygiène, sécurité, communes) chargées de patrouiller, surtout aux heures sensibles (tôt le matin, tard la nuit) ; l’identification et le suivi des “points noirs” qui font l’objet de contrôles répétés ; les dispositifs de signalement (numéros de contact, relais via les chefs de quartier et les citoyens). Sanctionner : l’application systématique des amendes et sanctions déjà évoquées ; la poursuite des auteurs de dépôts sauvages pris en flagrant délit ; la répression ciblée des complices et commanditaires (propriétaires de véhicules, certains chantiers, etc.) Nous mettons en place un dispositif où on ne pourra plus dire : « Je jette ici parce qu’on ne m’a pas donné d’autre solution. » La solution existe, la loi existe, et désormais l’État assume de les faire respecter.

Vous avez initié, samedi 6 décembre, une journée d’assainissement. Quels résultats concrets tirez-vous de cette opération ?

Si l’on s’en tient uniquement au volume de déchets ramassés, nous pourrions nous satisfaire de milliers de tonnes évacuées dans plusieurs communes. Mais pour moi, le résultat le plus important n’est pas seulement quantitatif, il est qualitatif et politique. Je retiens quatre résultats majeurs. La mobilisation humaine : la participation des communes, des services techniques, de la société civile, des jeunes, des femmes, des leaders religieux ; la présence de responsables politiques sur le terrain, au milieu des citoyens, pas dans les bureaux. La vérité du terrain : nous avons vu, commune par commune, quartier par quartier qui est réellement engagé et qui ne l’est pas ; nous avons identifié les zones où les ordures reviennent dès la nuit tombée, malgré les opérations du matin. La mise à l’épreuve de notre dispositif : les brigades, les PME, les services communaux ont été testés en conditions réelles ; nous avons pu mesurer les failles, (manque de bacs, insuffisance de camions, absence de coordination à certains endroits.) A travers ces actions, le pays a compris donc que l’assainissement n’est plus un « thème de discours », mais une priorité gouvernementale assumée au plus haut niveau.

On constate souvent que les campagnes d’assainissement démarrent fort mais s’essoufflent après quelques jours. Quelles mesures prévoyez-vous pour pérenniser cette initiative et en faire un programme durable, non une action de courte durée ?

C’est une critique juste, et je ne la balaie pas d’un revers de main. Les campagnes ponctuelles, sans mécanisme permanent, finissent toujours par s’essouffler. C’est précisément ce que nous voulons éviter. Nous travaillons donc à passer de la “campagne” à un système permanent fondé sur un cadre juridique clair : l’adoption d’un règlement national d’hygiène et de salubrité publique ; la clarification des responsabilités de chacun : État, communes, opérateurs privés, citoyens ; le barème des infractions et des sanctions. Un mécanisme de financement durable : la mise en place d’une redevance d’assainissement intégrée de façon transparente dans certaines factures, avec protection des ménages les plus vulnérables ; la mobilisation de ressources additionnelles (partenariats, appuis techniques, etc.) ; l’affectation de ces ressources à des programmes de collecte, d’équipement et de valorisation des déchets. Des contrats d’objectifs et de performance : chaque commune devra s’engager sur des résultats mesurables, (réduction des dépôts sauvages, taux de desserte en collecte, zones critiques traitées) ; les PME de collecte seront payées selon leur performance réelle, pas seulement sur la base de promesses théoriques. Un système de suivi-évaluation régulier : les évaluations périodiques (mensuelles, trimestrielles) ; le classement des communes, selon leurs performances ; la publication des résultats pour encourager l’émulation positive. Une présence permanente sur le terrain : le maintien des brigades d’assainissement et des patrouilles ; la coordination avec les forces de sécurité pour les cas graves. Tout cela vise un objectif : que l’assainissement cesse d’être un événement et devienne un réflexe institutionnel et citoyen.

Quelle est votre vision à long terme ?

Ma vision à long terme repose sur trois grandes transformations : la transformation institutionnelle, la transformation technique et la transformation culturelle.

Transformation institutionnelle : un secteur de l’assainissement doté d’un pilotage clair, stable et crédible ; des communes réellement outillées pour exercer leurs responsabilités ; des opérateurs privés structurés, encadrés, contractuels ; un mécanisme de financement pérenne, moins dépendant des improvisations budgétaires. Transformation technique : passer du simple déversement en vrac à une chaîne complète de gestion des déchets. C’est-à-dire collecte de proximité → collecte mécanisée → tri → recyclage → valorisation (compost, matériaux, énergie) ; développement de sites de traitement modernes et contrôlés dans les grandes villes ; intégration progressive de la valorisation énergétique des déchets, dans la perspective d’un mix énergétique plus propre. Transformation culturelle : faire de la propreté une norme sociale, pas une exception ; intégrer fortement l’éducation environnementale dans les écoles, les mosquées, les églises, les médias ; construire un environnement où il devient socialement inacceptable de jeter ses ordures n’importe où.

Quel appel souhaitez-vous lancer aux ménages et aux autorités locales pour accompagner et renforcer les efforts du gouvernement dans la lutte contre l’insalubrité ?

Je voudrais d’abord m’adresser aux ménages. Je connais les difficultés du quotidien, le coût de la vie, les contraintes de chacun. Mais je voudrais dire ceci : un sac d’ordures jeté dans un caniveau aujourd’hui, c’est une maladie chez un enfant demain. Je demande donc à chaque famille de  refuser de jeter les déchets dans la rue, de s’abonner aux services de collecte quand ils existent dans le quartier, d’éduquer les enfants à ne pas banaliser le jet de sachets, de bouteilles, de restes partout ; de signaler les dépôts sauvages et les récidivistes. Ensuite, aux autorités locales : maires, présidents de délégations spéciales, chefs de quartier, chefs de secteur. Ils sont les premiers visages de l’État dans nos quartiers. On ne peut pas avoir une ville propre avec des autorités absentes, complaisantes ou indifférentes. Je leur demande  d’être présents sur le terrain, pas uniquement aux réunions ; de prendre leurs responsabilités vis-à-vis des citoyens qui salissent la collectivité ; de travailler main dans la main avec les brigades, les PME, les services techniques ; d’accepter que leurs performances soient mesurées, comparées et rendues publiques. L’État fera sa part, (les moyens, les lois, la coordination.) Mais sans les ménages et sans les autorités locales, aucune réforme durable n’est possible. Enfin, je ne promets pas des miracles en quelques semaines. Cependant, tant que j’aurai la responsabilité de ce secteur, je ne me résignerais jamais à voir notre capitale étouffer sous les ordures. J’invite chaque citoyen, chaque famille, chaque responsable local à faire le même serment.

Interview réalisée par

Mariama Dalanda Bah