Depuis quelques années, l’Afrique de l’Ouest vit une période de basculement profond. Ce qui ressemblait autrefois à une succession de crises conjoncturelles s’est transformé en une véritable rupture historique. Les tensions politiques, l’insécurité, les fractures institutionnelles, l’effondrement économique local ainsi que l’affaiblissement du tissu social avancent désormais de concert. Si rien n’est fait, c’est tout un espace régional qui risque de s’enfoncer durablement dans une zone d’instabilité dont il sera difficile de sortir.
Cette tribune s’adresse aux gouvernements, aux organisations sociales, aux collectivités territoriales mais aussi et surtout aux partenaires techniques et financiers qui, depuis des décennies, soutiennent les populations et les territoires de la région. L’heure est grave et le moment d’agir est maintenant.
1. Une région qui se fissure
Le retrait du Mali, du Burkina Faso et du Niger de la CEDEAO, officialisé le 29 janvier 2025, a marqué un tournant majeur. Pour la première fois depuis la création de l’organisation en 1975, trois États clés ont décidé de se placer en dehors du cadre régional historique ayant permis de grandes avancées en matière de mobilité, de commerce et de coopération. L’Alliance des États du Sahel (AES), créée en 2023, propose une autre voie. Cependant, cette rupture prive l’Afrique de l’Ouest d’un bloc cohérent et affaiblit durablement les efforts d’intégration politique et économique.
Parallèlement, la région n’a jamais connu une telle succession de coups d’État en si peu de temps, Mali en 2020 puis en 2021, Guinée en 2021, Burkina Faso à deux reprises en 2022, Niger en 2023, et plus récemment Guinée-Bissau en novembre 2025 et la tentative heureusement avortée au Bénin le 7 décembre 2025. En Guinée-Bissau, le processus électoral a été interrompu, le président élu a été arrêté puis libéré et les frontières ont été fermées. C’est une nouvelle alerte dans une région où l’État de droit, déjà fragile, vacille dangereusement.
2. Une insécurité devenue quotidienne
Dans le Sahel, la violence s’est installée dans le quotidien de millions de personnes. Les groupes armés, notamment le JNIM et l’État Islamique au Sahel, contrôlent ou contestent de vastes zones rurales. Les attaques se multiplient, les routes deviennent impraticables, les écoles ferment, les centres de santé sont abandonnés ou détruits. Les déplacements massifs de populations deviennent la norme et, dans certains pays comme le Burkina Faso, ils atteignent des niveaux sans précédent dans l’histoire récente du continent.
La sortie de trois pays de la CEDEAO intervient précisément au moment où la coopération régionale aurait dû être renforcée. Les mécanismes conjoints d’alerte, de médiation et d’intervention sont désormais fragilisés et les stratégies de sécurité, déjà insuffisantes, peinent encore davantage à se coordonner.
3. Le choc économique et social, les territoires en première ligne
Si ces crises politiques et sécuritaires sont préoccupantes, leurs conséquences économiques et sociales sont tout aussi lourdes. Elles touchent directement les territoires, les marchés locaux et les familles.
Le commerce transfrontalier s’étouffe
Les marchés qui vivaient de la libre circulation des personnes et des biens sont désormais pris en étau entre les contrôles renforcés, les tensions diplomatiques et la montée de l’insécurité. Les commerçants, les transporteurs, les agriculteurs et les éleveurs, qui constituent pourtant la colonne vertébrale de l’économie locale, voient leurs revenus s’effondrer. Les produits alimentaires deviennent plus chers, parfois introuvables, et les chaînes d’approvisionnement se brisent.
Les investissements s’éloignent
Dans un climat aussi instable, les investisseurs hésitent ou se retirent. De nombreux projets d’infrastructures, qu’ils soient énergétiques, routiers, agricoles ou sociaux, sont suspendus. Les collectivités territoriales, déjà sous-dotées, se retrouvent sans perspectives et sans partenaires. On assiste, dans certaines zones, à un gel quasi total du développement.
Le capital humain s’effrite
Sans écoles, sans centres de santé, sans sécurité, les communautés perdent leurs repères. Les jeunes, privés de perspectives, tentent leur chance ailleurs, parfois au péril de leur vie. Le tissu social se fragilise, les solidarités locales s’essoufflent et les fractures sociales s’approfondissent.
Les gouvernances locales sont asphyxiées
Les collectivités territoriales, pourtant essentielles pour porter les services publics de proximité, sont démunies. Elles manquent de ressources, de cadres, d’appuis techniques et de financements. Dans certaines zones, l’administration locale ne peut plus fonctionner. C’est une alerte majeure car, sans gouvernance locale, il n’y a pas de développement possible.
4. Les risques d’un effondrement durable
Ce qui menace aujourd’hui la région, ce n’est pas seulement une crise ponctuelle. C’est un possible effondrement durable de l’ordre politique, économique et social ouest-africain. Si rien ne change, les conséquences seront lourdes et multiformes, aggravation des crises humanitaires, perte d’une génération entière d’enfants déscolarisés, disparition complète des activités économiques dans certaines zones, multiplication des migrations forcées, radicalisation de jeunes laissés sans avenir, désertification institutionnelle des territoires.
Il n’est plus possible d’ignorer ces signaux.
5. Ce qui doit être fait maintenant
L’Afrique de l’Ouest n’a pas besoin d’un discours d’intention mais d’une mobilisation claire, structurée et ambitieuse. Voici ce qui nous semble indispensable:
- Maintenir coûte que coûte les programmes de développement local, même dans les zones difficiles d’accès.
- Soutenir les communautés les plus vulnérables en renforçant la sécurité alimentaire, les filets sociaux, l’agriculture familiale et les infrastructures sociales de base.
- Renforcer les collectivités territoriales en leur donnant les moyens techniques, humains et financiers de rester actives, même en temps de crise.
- Relancer un cadre de coopération régionale, même minimal, entre la CEDEAO, l’AES, l’Union africaine et les partenaires internationaux, afin d’éviter une fragmentation durable.
- Mettre en place un mécanisme régional de veille et d’alerte rapide, capable de détecter les crises émergentes et d’y répondre efficacement.
- Soutenir les initiatives de dialogue, de médiation et de cohésion sociale, qui sont portées par les communautés, les organisations locales et les diasporas.
Il reste une fenêtre, mais elle se referme
L’Afrique de l’Ouest se trouve à un moment charnière. Les prochaines années diront si elle parvient à éviter un basculement irréversible. Les populations, elles, continuent de faire preuve d’un courage et d’une résilience admirables. Mais elles ne peuvent pas porter seules le poids de cette crise.
Nous appelons les États, les institutions régionales, les partenaires internationaux, les ONG, les collectivités territoriales et les organisations sociales à unir leurs efforts. Le temps n’est plus aux demi-mesures. Agir maintenant, c’est préserver l’avenir de millions de vies.
Algassimou Porédaka Diallo
Expert en Développement Local
Fondateur et Gérant de Local Development Consulting, LLC


