Il était l’une des dernières figures des décolonisations en Afrique, l’ancien président du Zimbabwe, Robert Mugabe, est mort vendredi 6 septembre, a annoncé sur Twitter le président zimbabwéen Emmerson Mnangagwa. L’ex-chef d’Etat, âgé de 95 ans, était hospitalisé à Singapour depuis le mois d’avril 2019.
Né en Rhodésie du Sud, il avait libéré son pays de l’étreinte de la dictature raciste de Ian Smith en avril 1980. Ses premiers pas en tant que dirigeant du Zimbabwe ont été salués à l’unanimité. Au fil des décennies, cet homme cultivé s’est retranché dans ses certitudes. Pour durer au pouvoir, il a rudoyé ses opposants et jeté son pays autrefois prospère au bord de l’abîme.
« Ma décision de démissionner est volontaire. Elle est motivée par ma préoccupation pour le bien-être du peuple du Zimbabwe et mon souhait de permettre une transition en douceur, pacifique et non violente qui assure la sécurité nationale, la paix et la stabilité »… C’est par ces mots, rédigés le 21 novembre 2017 au terme d’un bras de fer d’une semaine avec l’armée, que Robert Mugabe a présenté sa démission. Ce départ n’avait rien de « volontaire », Robert Mugabe l’avouera quelques mois plus tard, à la veille de l’élection présidentielle d’août 2018. Très affaibli, quasiment incapable de se mouvoir, il évoque cette fois « un coup d’Etat » et promet de ne plus voter « pour ceux qui [l’]ont maltraité. » Un an plus tard, depuis Singapour où il est hospitalisé depuis avril 2019, il fait savoir qu’il refusait d’être inhumé à Heroes Acre, la nécropole monumentale dont il fut l’architecte, et qui accueille les dépouilles des héros de la lutte pour l’indépendance. Malgré la défaite et l’amertume, le vieil homme a tenu à s’accrocher à sa dignité. Une dignité forgée de longue date.
Né en 1924 d’une mère pieuse à cent kilomètres à l’ouest de Harare, Robert Gabriel Mugabe reçoit une éducation stricte chez les jésuites. Son père quitte le foyer familial quand il a 10 ans, mais le jeune Robert trouve une figure paternelle en la personne du prêtre irlandais Jérôme O’Hea, qui voit en lui un enfant prodige. Aux jeux et pitreries dans la cour de la mission catholique, le jeune Robert Gabriel préfère la solitude et les livres. Mugabe aura été un homme solitaire toute sa vie.
Brillant élève, il se voit accorder une bourse pour l’université noire de Fort Hare en Afrique du Sud, et décroche son diplôme d’enseignant. Il gagne ensuite le Ghana de Kwame Nkrumah. Une étape importante de sa vie : il respire l’air d’un pays où les Noirs ont recouvré leur indépendance et leur liberté, et y rencontre Sally, sa future épouse, sa confidente, et conseillère.
En 1964, de retour au Zimbabwe, alors appelé Rhodésie du Sud, il est arrêté pour subversion et transféré de cachot en cachot. Comme Mandela, il profite de ces années de détention pour parfaire l’éducation de ses compagnons de lutte, parmi lesquels se trouve le jeune Emmerson Mnangagwa, son futur « tombeur », et obtient lui-même une demi-douzaine de diplômes par correspondance. Il est en détention lorsqu’il apprend la mort brutale de son fils âgé de 3 ans. Mugabe a à peine vu le petit Nhamo. Il demande une dérogation pour assister aux obsèques, mais le régime de Ian Smith refuse de lui concéder cette faveur. Il en gardera une profonde blessure.
A sa libération en 1974, après dix années derrière les barreaux, il prend le maquis au Mozambique, et se hisse aux commandes de la branche armée du mouvement ZANU-PF, qui visait à chasser les Blancs du pouvoir.
1979-1980 : les accords de Lancaster et l’accession de Mugabe au pouvoir
En avril 1980, au terme d’une guerre d’indépendance contre le régime raciste de Ian Smith qui aura fait entre vingt et trente mille morts, la Rhodésie du Sud accède à l’indépendance sous le nom de Zimbabwe. En tant que chef de la ZANU-PF, Mugabe signe les accords de Lancaster House, dans l’ouest de Londres, sous l’égide de l’ancienne puissance coloniale. Ces accords offrent de nombreuses garanties à la population blanche. Ils maintiennent une large palette de privilèges, et attribuent aux Blancs un cinquième des sièges de l’Assemblée. L’accord empêche au gouvernement issu des futures élections de toucher aux terres agricoles durant dix ans, alors que les Blancs en détiennent la moitié, et le plus souvent, ce sont les terres les plus fertiles.
Mugabe remporte haut la main le scrutin de 1980. Le soir de sa victoire, il rassure la population blanche lors d’un discours axé sur l’apaisement et la réconciliation. Il va même au-delà des accords de Lancaster : il reconduit les chefs des services de renseignements de l’ancien régime, et nomme deux ministres blancs.
Mugabe n’oublie pas qu’il est enseignant de formation, et lance d’ambitieux programmes dans le secteur éducatif. Si le Zimbabwe peut s’enorgueillir de l’un des plus forts taux d’alphabétisation du continent, c’est grâce à lui. Il choisit également d’investir massivement dans les secteurs de la santé et de l’agriculture : deux dossiers qu’il suit de près, « lors de déplacements sur le terrain, il insistait pour se faire expliquer les aspects les plus techniques de nos programmes » se souvient Denis Norman, ministre de l’Agriculture de 1980 à 1985. Ce sont les années fastes. La transition s’est déroulée sans heurts, la communauté internationale est ravie et soulagée, l’argent des bailleurs de fonds afflue. Le Zimbabwe est alors le grenier à céréales du continent, et l’un des premiers producteurs de tabac au monde.
L’opération Gukurahundi : les premiers massacres commandités par Mugabe
Mais Mugabe, de l’ethnie majoritaire Shona, doit composer avec son rival Joshua Nkomo, l’autre héros de l’indépendance. Leur coalition vole rapidement en éclat, et Mugabe décide de neutraliser ses partisans. Il recourt, comme il le fera régulièrement au cours des décennies suivantes, à la violence. Il s’empare de caches d’armes découvertes chez des proches de Nkomo pour mobiliser la cinquième brigade. Formée par des agents commandos nord-coréens, elle se livre à des massacres et des viols à travers le Matabeleland, dans l’ouest du pays. L’opération Gukurahundi fait des milliers de morts parmi l’ethnie minoritaire Ndebele, dont des femmes et des enfants. La communauté internationale ferme les yeux.
Les années 1990 et les premiers revers
Au début de la décennie 1990, le FMI et la Banque mondiale imposent au gouvernement de Mugabe une sévère cure d’austérité. Il se sépare de dizaines de milliers de fonctionnaires et, sous la contrainte, réduit drastiquement la dépense publique. Ces réformes impopulaires génèrent un vent de colère dans les villes du pays gagnées par le chômage.
Sally, la première dame populaire, qui tempérait les ardeurs de Mugabe, décède en 1992. Il épouse quatre années plus tard sa secrétaire, la dispendieuse Grace, en présence de douze mille convives, dont Nelson Mandela, qui lui vole la vedette.
Mugabe s’isole. Il vit comme une véritable trahison le comportement des Blancs, qui ont voté selon des critères raciaux lors des premières élections parlementaires. En Angleterre, le New Labour de Tony Blair remporte les élections en 1997. Par l’intermédiaire de sa secrétaire d’Etat Clare Short, il signifie sèchement à Mugabe qu’il refuse de financer le programme de redistribution des terres, au motif qu’il ne se sent pas lié par les promesses des conservateurs britanniques. Mugabe le vit comme un affront personnel. Il est animé de sentiments contradictoires vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale. Il prétend la détester, mais il admire sa littérature, ses institutions, respecte la royauté et dira beaucoup de bien de Margareth Thatcher. « Nos juges portent encore des perruques, et Mugabe est président d’honneur du club de cricket », relève l’ancien ministre des Finances Tendaï Biti. Toujours est-il que Mugabe rentre dans une colère terrible suite à la gifle que lui inflige le Premier ministre Tony Blair. Cette colère ne s’éteindra jamais, d’autant plus que Downing Street, plus tard, manœuvrera pour que Bruxelles impose des sanctions limitées contre le Zimbabwe. Mugabe perd donc à jamais son statut de chouchou de l’Occident. En 2004, la reine d’Angleterre lui retire le titre honorifique qu’elle lui avait décerné lors d’une visite d’Etat, dix années plus tôt.
L’éviction des fermiers blancs et le début de la descente aux enfers du Zimbabwe
Lors des vingt premières années de l’indépendance, les fermiers blancs ont continué à s’enrichir. Le président zimbabwéen vit donc très mal leur soutien à la nouvelle formation de l’opposition, le Mouvement pour le changement démocratique, MDC, créée en 1999 par le syndicaliste Morgan Tsvangirai. La question de la réforme agraire commence à obséder Mugabe et les vétérans de la guerre d’indépendance, de plus en plus exigeants. A la fin des années 1990, les caisses de l’Etat sont vides et Mugabe n’a plus de cadeaux à leur offrir. Les vétérans décident de confisquer les terres aux quelque six mille fermiers blancs du pays, le plus souvent dans la violence. Lors d’un entretien accordé à RFI en 2008, l’ancien ministre blanc Denis Norman indique qu’il se trouvait dans le bureau de Mugabe lorsqu’il a été pour la première fois informé des occupations sauvages des fermes. Mugabe n’avait pas été consulté. Selon Norman, il ne contrôlait plus les vétérans, et a revendiqué la paternité des invasions dans un deuxième temps, pour sauver la face.
Toujours est-il que les conséquences de ces invasions de fermes sont désastreuses. Les vétérans et les amis de Mugabe qui s’y sont installés se contentent d’occuper leurs villas cossues le week-end, sans entretenir les terres, et quelque deux cent mille ouvriers agricoles noirs perdent leur emploi.
La production agricole s’effondre et entraîne dans sa chute toute l’industrie agroalimentaire : les engrais ne sont plus fabriqués, le tabac n’est plus transformé. Alors que son pays est à genoux, Robert Mugabe s’engage dans une fuite en avant. Il demande au gouverneur de la Banque centrale, Gidéon Gono, de faire tourner la planche à billets. L’inflation atteint des niveaux stratosphériques. Mugabe ne se sent aucunement responsable de la déroute de son pays. Dans tous ces discours, il désigne pour responsable la communauté internationale et son régime de sanctions. En réalité, elles ne visent que les avoirs personnels de Mugabe et ceux de ses proches. Aussi, l’entourage du président se contente de le flatter et lui cache la vérité. A tel point qu’en 2007, Mugabe déclare à la journaliste Heidi Holland, auteur du livre Diner with Mugabe, que son pays s’en sort beaucoup mieux que la majorité des pays africains. Mugabe se transforme en despote. ll déclare en 2008 : « Dieu seul peut retirer le pouvoir qu’il m’a confié. »
L’opposition harcelée, tabassée, torturée
Mugabe se maintient au pouvoir grâce à des élections truquées. Chaque campagne électorale est ponctuée de vagues d’arrestations dans les rangs de l’opposition. En 2007, les images du visage tuméfié du chef de file du MDC, Morgan Tsvangirai, sur son lit d’hôpital, font le tour du monde. Les miliciens du parti de Robert Mugabe, la ZANU-PF, sont particulièrement violents dans les zones rurales, alors que Harare, la capitale, et Bulawayo, sont acquises au MDC.
Le premier tour de l’élection présidentielle de 2008 place Tsvangirai en première position. Mugabe ordonne une campagne de répression sanglante, qui fait près de deux cents morts dans les rangs du MDC. Tsvangirai, qui est arrêté plusieurs fois dans l’entre-deux tours, décide de jeter l’éponge. La Communauté économique des Etats d’Afrique Australe, la SADC, très indulgente avec Robert Mugabe, lui impose néanmoins de partager le pouvoir avec Morgan Tsvangirai, qui prend ses fonctions en février 2009. Tsvangirai se discrédite alors au pouvoir et tombe dans les pièges de Mugabe, qui remporte dès le premier tour le scrutin suivant en 2013.
La chute
Dans la décennie 2010, deux prétendants commencent à s’imposer : la vice-présidente Joyce Mujuru et le vice-président Emmerson Mnangagwa, ancien chef d’état-major des armées et ancien patron des services secrets. Tour à tour, les deux sont congédiés par Robert Mugabe, qui veut dégager la voie en faveur de son épouse, Grace, surnommée « Disgrace » en raison de ses frasques et de son caractère violent et dispendieux.
Dans la nuit du 14 au 15 novembre 2017, huit jours après le limogeage de Mnangagwa, c’est le coup de force. L’armée arrête les proches du président et isole celui-ci dans son palais. Le vieux Mugabe résiste quelques jours, mais plusieurs centaines de milliers de Zimbabwéens descendent dans la rue pour réclamer son départ, tandis que son propre parti, la ZANU-PF, le démet de ses fonctions de président et menace de le révoquer s’il refuse de se démettre.
Le 21 novembre, deux jours après un dernier baroud d’honneur à la télévision, Mugabe rédige sa lettre de démission au moment précis où le Parlement de Harare entame contre lui une procédure de destitution. « Il avait les larmes aux yeux », confie un témoin. « Il s’en est pris à ses lieutenants, qu’il a traités de caméléons et de traitres », raconte un autre.
Après 37 ans de pouvoir, Robert Mugabe est sorti par la petite porte, mais, pour bon nombre d’Africains, il demeure néanmoins le héros de l’indépendance, une icône, qui, lorsqu’elle vilipende les anciennes puissances coloniales, dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas.
Le Monde, RFI