En pleine crise du Covid-19, Donald Trump n’a rien trouvé de mieux que de qualifier la maladie de « virus chinois », de blacklister un nombre croissant d’entreprises chinoises et d’interdire – privilège de l’extraterritorialité – à des entreprises étrangères utilisant des composants jugés stratégiques de travailler avec elles.
Ces décisions sont venues compléter un arsenal de mesures protectionnistes prises par les États-Unis depuis 2018 ; mais, cette fois, on a franchi un pas, si bien que certains responsables de la République populaire de Chine (RPC) n’hésitent pas à parler de nouvelle guerre froide. Comment en est-on arrivé là ? Et quel impact cette situation peut-elle avoir sur l’économie mondiale ?
La soudaine montée en puissance de la Chine
L’expansion exceptionnelle de la RPC dans l’économie mondiale (de moins de 1 % du commerce mondial en 1978 à plus de 14 % en 2017) et l’accumulation d’excédents commerciaux exceptionnels et de réserves financières hors du commun (qui représentent près de deux fois celles de son suivant immédiat le Japon) exaspèrent depuis longtemps les États-Unis et les incitent à chercher les moyens de réduire ces déséquilibres.
Du côté chinois, on assiste à un changement radical d’attitude depuis l’arrivée de Xi Jinping à la présidence en 2013. Alors que Deng Xiaoping (au pouvoir de 1978 à 1992) avait insisté sur la discrétion et l’humilité d’apparence, la Chine s’affirme désormais comme un nouveau leader du monde, proposant un nouveau modèle de société face à un Occident qu’elle juge en perte de vitesse et décadent.
Emblématiques de cette ambition, les projets pharaoniques des nouvelles Routes de la soie placent la Chine au centre du système de relations internationales renouant avec l’antique vision de l’empire de Chine comme centre du monde. Puis il y a les projets industriels déclinés dans le rapport « Made in China 2025 » qui sélectionnent une dizaine de secteurs clés du futur développement industriel de la Chine pour atteindre un niveau élevé d’autosuffisance : le pays devra faire baisser la part de ses importations de composants et matériaux de base de 60 à 30 % pour devenir en 2035 une grande nation innovante, passée du statut d’« usine du monde » à celui de « grande puissance industrielle » maîtrisant la recherche, l’innovation et la production de biens à forte valeur ajoutée.
Ces ambitions provoquent des réactions de plus en plus virulentes des États-Unis qui associent les énormes excédents commerciaux de la Chine à une concurrence déloyale au détriment de l’emploi américain. Ils l’accusent d’utiliser les excédents financiers qui en résultent pour financer la création de méga-entreprises d’État ou soi-disant privées ; de se servir des projets de Routes de la soie pour détourner les réseaux commerciaux internationaux à son profit ; et enfin de copier (sinon de pirater) les technologies américaines. Aujourd’hui, la Chine est considérée par les États-Unis comme un adversaire stratégique.
Nous ne revenons pas ici sur l’ensemble des mesures protectionnistes prises depuis 2017 par les États-Unis, ni sur leur hostilité systématique au multilatéralisme comme moyen de résoudre les conflits et d’organiser la coopération entre nations, ni sur leur préférence pour un bilatéralisme où leur puissance leur permet d’imposer leurs choix. Nous nous focalisons sur le conflit Washington-Pékin et, en particulier, sur ce qui se trouve au centre de ce conflit et suscite les attaques les plus virulentes de l’administration Trump, à savoir les secteurs de la révolution numérique, notamment les télécommunications et les composants électroniques stratégiques qui ont conduit au bannissement de Huawei.
Lorsque « la déréglementation tourne au délire »
Une question s’impose : comment est-il possible qu’en matière d’équipements de télécommunications, les États-Unis soient incapables d’opposer leur propre capacité industrielle et technologique à celle d’un pays en développement (la Chine a un PIB par tête équivalent à celui de la Thaïlande qui est encore un pays en développement) ?
La première raison est à chercher du côté de la politique de déréglementation imposée par l’administration américaine à l’époque de Reagan afin de démanteler les monopoles industriels comme ceux du transport aérien (1977-1980), de l’énergie, des services financiers (1980-1991) ou des télécommunications (1996) (ce dernier monopole était partagé entre ATT pour l’international et NTT pour le marché intérieur).
Le but affiché était d’accélérer la diffusion des nouvelles technologies, d’intensifier la concurrence, de baisser les prix et, in fine, d’accroître les profits en augmentant les volumes (si la déréglementation du transport aérien a provoqué un bouleversement incroyable de l’industrie, elle a permis de multiplier l’activité de transport aérien à une échelle inconnue jusqu’alors ; et les grandes compagnies qui dominent aujourd’hui n’existaient pas il y a vingt ans et sont de toutes origines, assurant un état concurrentiel féroce). La politique de déréglementation s’est ensuite étendue à toute l’Europe de l’Ouest, le Royaume-Uni de Margaret Thatcher en tête. Les effets de ces politiques ont été considérables et leur impact très variable : il fut parfois plus destructeur que créateur, en particulier dans le secteur des télécommunications.
Dans ce secteur, l’objectif premier était d’accélérer la convergence entre les technologies Internet, la création de nouveaux services de qualité en ligne et les télécommunications. En 1994, Lucent (héritière d’AT&T), Motorola et Northern Telecom (Nortel), trois entreprises nord-américaines, dominent le marché mondial. Les marchés européens sont fragmentés en marchés nationaux, dominés par un acteur national quasi unique dont les prestations et les prix sont administrés.
Avec la déréglementation, on assiste dans un premier temps à une prolifération de nouveaux acteurs, puis à la naissance de la bulle Internet du début des années 2000 avec un surinvestissement massif des opérateurs télécom dans le réseau 3G. L’éclatement de la bulle Internet entraîne une chute des chiffres d’affaires des équipementiers en 2002 (de plus de 50 % pour Lucent) qui provoque la disparition par faillite et/ou fusion d’un grand nombre de fabricants d’équipements.
En 2011, Ericsson est devenu le leader mondial de la 4G, suivi de Huawei, Alcatel et Nokia. En 2016, Nokia absorbe Alcatel Lucent. Aujourd’hui, Huawei domine de loin le secteur avec 120 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2019 dont plus de 50 milliards réalisés dans les équipements, 54 % dans les smartphones. Huawei a acquis une avance décisive dans la fourniture des antennes de la 5G où seuls Ericsson et Nokia avec 25 milliards de CA chacun sont présents de manière significative. Enfin, Huawei investit en R&D trois fois plus que ses concurrents.
La menace stratégique chinoise et le pouvoir d’extraterritorialité des USA
Au temps de la révolution numérique, qui s’appuie largement sur le potentiel des nouveaux réseaux de télécommunication, il est assez naturel de considérer cette activité comme critique et stratégique. De fait, un peu partout dans le monde, les États sont amenés à soutenir et à réglementer son déploiement et son utilisation. Le problème nouveau provient du fait que l’entreprise dominante des équipementiers est chinoise et qu’elle est proche du gouvernement de Pékin – elle s’est d’ailleurs engagée à obéir aux directives du Parti communiste, ce qui pourrait mettre en danger la sécurité des États où elle intervient. Des exemples de détournement (d’espionnage) des informations empruntant ses systèmes ont déjà été mis à jour.
La réaction de l’Administration américaine à la perspective de voir Huawei dominer l’installation de la 5G aux États-Unis a été brutale. Il ne s’agit plus d’augmentation des tarifs douaniers ou de limitations quantitatives, mais de l’exclusion pure et simple de Huawei du marché américain des équipements télécom.
L’Administration Trump ne veut pas se contenter de cette exclusion et fait pression sur les pays alliés pour qu’ils interdisent à leur tour l’utilisation des équipements 5G de Huawei (l’Australie et le Japon ont déjà adopté des mesures similaires ; les pays d’Europe semblent vouloir limiter le recours aux équipements de Huawei à la périphérie de leurs infrastructures).
Dans la foulée, Washington cherche à exclure au moins quatre autres entreprises chinoises du marché américain. La Commission fédérale des communications (FCC) américaine a ordonné le 24 avril 2020 à quatre filiales d’entreprises d’État chinoises – China Telecom, China Unicom, Pacific Networks et ComNet – de démontrer qu’elles ne sont pas soumises au contrôle du gouvernement de Pékin, sous peine de retrait de licence d’opération aux États-Unis. Le Bureau de l’Industrie et de la sécurité (BIS) du ministère américain du Commerce a annoncé le 28 avril un durcissement des contrôles des règles d’exportation de certaines technologies sensibles vers la Chine, de peur qu’elles soient utilisées par les forces armées chinoises (la définition d’un « utilisateur final militaire basé en Chine » inclut les entreprises privées chinoises et les entreprises d’État ayant des liens avec l’Armée populaire de libération.. Les restrictions à l’exportation couvriront certains matériaux, les produits chimiques, les micro-organismes, les toxines, le traitement des matériaux, la conception, le développement et la production électroniques, les ordinateurs, les télécommunications, les capteurs et les lasers, les technologies marines, les systèmes de propulsion, les véhicules spatiaux et les équipements connexes.
Dans le domaine des composants électroniques, Washington cherche à étendre ses prohibitions, suscitant l’inquiétude des professionnels du secteur. Plus grave encore est la tentation d’interdire aux entreprises américaines ou étrangères travaillant avec des composants ou des logiciels américains jugés sensibles toute exportation depuis les États-Unis. L’entreprise taïwanaise TSMC, leader mondial des fonderies de composants électroniques de pointe, qui maîtrise la technologie des gravures les plus fines, se voyant menacée de représailles si elle continuait de fabriquer des composants pour les smartphones Huawei, a renoncé à poursuivre cette coopération. De plus, l’administration américaine fait pression pour que TSMC réalise un investissement majeur (on cite le chiffre de 12 milliards de dollars) aux États-Unis afin de garantir la sécurité de ses approvisionnements en composants et d’atteindre une certaine autosuffisance.
Les conséquences
Selon certains auteurs, la réaction de Pékin aurait pour effet d’accélérer les progrès de la Chine vers une autosuffisance stratégique complète. Ainsi Huawei, face à la menace qui pèse sur TSMC, se retourne vers le Chinois smic qui semble avoir des compétences similaires, et pour les composants 5G elle s’appuie sur une de ses filiales, Hisilicon. Selon d’autres auteurs, on surestime les progrès accomplis par la Chine, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle : l’argument repose sur l’idée que la Chine est capable de combler certains retards dans le domaine de la production industrielle mais est encore loin de pouvoir rivaliser dans le domaine du software qui s’annonce décisif, notamment dans la 5G.
Y a-t-il un risque d’extension non contrôlée du conflit ? Une nouvelle guerre froide menace-t-elle ? Le terme paraît tout à fait excessif, pour au moins deux raisons majeures : le degré d’interpénétration économique des deux économies est trop important, comme le montrent les mille milliards de dollars de dette américaine détenus par la Chine, ou encore le fait que General Motors vend et produit plus de véhicules en Chine qu’aux États-Unis. L’autre facteur tient au dynamisme de la demande intérieure chinoise, notamment pour les produits innovants : la demande de smartphones de marque Huawei a progressé de plus de 34 % en 2019 et le marché intérieur chinois représente plus de 60 % des ventes de Huawei. De part et d’autre, on a déjà vécu plusieurs épisodes de très fortes tensions, mais, au-delà des gesticulations, on a toujours su éviter le pire.
Le conflit Washington-Pékin, doublé de l’impact de la pandémie, révèle la fragilité du système économique mondial et conduit à un recul de la mondialisation. Les investisseurs internationaux vont chercher à fortement réduire leur exposition au risque chinois ; c’est déjà le cas des Japonais et des Coréens.
De même, les gouvernements voudront renforcer la sécurité de leurs approvisionnements en soutenant la relocalisation de certaines industries jugées stratégiques, notamment en matière médicale. Il faudrait sans doute réformer les règles de ce système ; pour y parvenir, il serait crucial que les États-Unis et l’Europe, qui ont des intérêts communs, s’entendent sur les buts d’une réforme acceptable pour tous. Cependant, l’agenda électoral américain et le conflit commercial entre Boeing et Airbus rendent des progrès sur ce dossier très peu probables pour cette année…
Michel Fouquin, Professeur d’Economie à la
Faculté de Sciences Sociales et Économiques (FASSE) ,
Conseiller au CEPII, CEPII