La politique néolibérale imposée aux pays africains, de même que les programmes d’ajustement structurels font partie des éléments clés qui plombent l’économie du continent depuis les indépendances. C’est ce qui ressort du diagnostic des économistes sénégalais qui se sont exprimés, ce week-end, sur le bilan économique de l’Afrique, 60 après les indépendances.
Le bilan économique et social pour l’Afrique, 60 ans après les indépendances, était, le week-end, au menu des discussions des ‘’Samedis de l’économie’’ de ce mois. Un débat qui a réuni notamment le doyen honoraire de la faculté des Sciences économiques et de Gestion (Faseg), le Pr. Moustapha Kassé, le directeur du Forum du Tiers-monde (FTM), le professeur en économie Chérif Salif Sy, le directeur exécutif de l’Institut des futurs africains (IFA), Dr Alioune Sall, sociologue, par ailleurs Coordonnateur régional du Projet d’études nationales de perspectives à long terme du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) de 1997 à 2003 à Abidjan.
Face aux challenges que rencontre le continent pour le décollage de son économie, le Pr. Moustapha Kassé, également auteur de ‘’L’économie sénégalaise : les 5 défis d’un demi-siècle de croissance’’, a relevé, lors de son intervention, que le paradoxe qu’ont les pays africains, c’est de vouloir ‘’construire le socialisme avec une classe ouvrière qui est inexistante ou même embryonnaire…A partir de ce moment, il faudrait qu’on pense l’idéologie autrement. Il faut qu’on essaie de trouver un consensus à partir duquel on réunira toutes les forces progressistes dans un programme bien précis et que chacun défendra’’, dit l’économiste.
Car le professeur émérite indique que la politique néolibérale a été imposée aux Etats pour des raisons bien précises. ‘’Parce que les Etats ont connu, dans les 70-80, dans le cadre de leur insertion dans la mondialisation, des situations de déséquilibre extrêmement importantes. A telle enseigne que les machines, particulièrement celles économiques, étaient grippées. Tant l’indépendance, qui était attendue avec beaucoup d’espérance, a viré finalement au cauchemar, à partir des années 70. Vu ce qui s’est passé au niveau économique, on peut s’apercevoir que de 1960 à nos jours, la croissance est restée atone. La croissance était présentée comme l’objectif majeur de développement. Alors que c’est un moyen simplement’’, explique le Pr. Kassé.
Baisse des revenus agricoles entre 1960 et 2012
En revisitant la croissance sur une longue période, depuis les années 60 jusqu’en 2012, le Doyen Kassé a révélé qu’en moyenne, elle n’a pas excédé 2,7 à 3 %. Elle est restée inférieure, sur cette période, à la croissance du monde entier. ‘’La conséquence la plus directe, c’est précisément que les revenus se sont détériorés, particulièrement ceux des populations agricoles qui constituent entre 60 et 70 % de la population globale. D’ailleurs, si nous comparons les revenus de l’agriculture de 1960 à ce qu’ils étaient en 2012, on s’aperçoit qu’en réalité, ils ont diminué, si bien que les programmes, politiques et visions proclamés à cette période se sont avérés impertinents, très peu performants’’, regrette-t-il. Dans tous ces pays-là, il rappelle qu’il y avait été posé dans les grands programmes que l’Afrique devrait réaliser 7 % de croissance. Mieux, si elle parvenait à maintenir ce taux de croissance, cela permettrait d’abord de ‘’résoudre la pauvreté, de réduire les précarités, de régler le chômage’’.
Un modèle de développement sur lequel le président de l’Association des économistes africains de l’Union africaine a fait savoir qu’il n’était pas d’accord. Il estime qu’il y avait ‘’beaucoup de failles’’ avec ce modèle, du point de vue de sa structure technique. ‘’Les taux de croissance qui étaient proclamés n’ont absolument pas donné les résultats attendus’’, soutient-il.
Au moins 959 ans pour atteindre les résultats proclamés par les ajustements structurels
Le professeur Moustapha Kassé a également souligné que les travaux réalisés par Samir Amin et d’autres économistes disaient que si les pays africains appliquent ‘’mot à mot’’ les programmes d’ajustement structurels tels que proposés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, il faudrait ‘’959 ans pour pouvoir arriver aux résultats proclamés’’. ‘’L’ajustement a été un retard de développement sur presque une vingtaine d’années. Chez nous, c’est 25, voire 27 ans. Parce que le Sénégal était présenté comme le laboratoire de l’ajustement structurel. Ce qu’on ne dit pas assez, c’est que l’ajustement continue. Les politiques qui sont élaborées pensent toujours qu’il faudrait continuer à avoir deux instruments d’analyse qui sont importants : le budget et certaines politiques sectorielles’’, renchérit-il.
Mais celles-ci obéissent, d’après lui, à deux choses : maintenir les mécanismes de marché un peu partout et privatiser. ‘’C’est-à-dire qu’il faut complètement sortir l’Etat de l’économie et réguler. Dès l’instant qu’on a sorti l’Etat, il reste les modalités de régulation. Cela veut dire, en clair, que cette politique ne pouvait pas marcher. Ce qui est déplorable, c’est qu’au niveau technique, on continue de maintenir les mêmes instruments, même dans le cadre de nouvelles politiques qu’on appelle les politiques émergences’’, poursuit-il.
A ce propos, le directeur du Forum du Tiers-monde (FTM), Chérif Salif Sy, a ajouté que l’objectif réel de l’ajustement structurel, c’était toujours cette ‘’volonté de répandre le libre-échange’’ à l’échelle mondiale. ‘’Pour ce faire, les outils utilisés sont l’endettement forcé. (…) Le deuxième élément, après l’ajustement structurel qui a connu un échec relatif, c’est le déséquilibre dans la gestion, surtout au niveau du cadre macroéconomique. L’ajustement structurel a réussi, dans certains aspects, pour maintenir les grands équilibres’’, défend l’économiste.
Après la crise de la dette et l’ajustement structurel, il y a eu le consensus de Washington qui était, selon l’ancien conseiller technique du président Macky Sall chargé des questions économiques, ‘’l’autre couperet’’ qui allait ‘’parachever’’ l’intégration des économies du Sud dans le grand marché du libre-échange. ‘’Le consensus de Washington, c’était quelque part cette politique néolibérale qu’on peut dire en trois points. Le premier, c’est la déréglementation, c’est-à-dire le démantèlement du dispositif de contrôle de change. Le deuxième point, c’est le décloisonnement, l’évolution des frontières. N’importe quel opérateur pourrait entrer dans un pays sans autorisation et y déployer ses activités. Cela concernait aussi bien les marchés nationaux que les différents lobbys financiers internationaux. Souvent, c’est l’Etat qui portait les gens qui voulaient opérer dans son espace’’, affirme M. Sy.
Et le troisième élément qui illustre la dépendance des pays du Sud, d’après lui, c’est les plans d’émergence. ‘’L’émergence n’est pas un objectif. C’est une manière de soumettre les pays aux rapports Doing Business de la Banque mondiale. Le Doing Business est un outil pour formater nos pays pour que le capital international puisse s’y répandre facilement’’, note le secrétaire général de l’Association des chercheurs sénégalais (ACS).
Restaurer un Etat ‘’digne de ce nom’’
Face aux défis de l’heure, le Pr. Chérif Salif Sy estime que l’objectif, en Afrique, ce n’est pas de continuer les recherches. C’est plutôt la restauration d’un Etat, un Etat ‘’digne de ce nom’’, dans lequel les capacités des populations autonomes seront restaurées et une redistribution serait faite pour tout ce qui concerne les ressources démocratiques. ‘’La récupération de l’autonomie devrait passer par un développement autocentré qui se définit par rapport à l’échec de l’industrialisation extravertie ou étatique et de toutes les stratégies mises en œuvre sur le continent. Les Etats, au moment de l’indépendance, ont reconduit les politiques du colonisateur en matière d’importation, d’industrie, lorsqu’ils ne sont pas mis tout simplement à copier le pays d’à côté. L’industrialisation alternative, dans le cadre de cette politique de développement qui se veut autocentrée, suppose que l’investissement soit réalisé dans un milieu de propagation favorable pour produire des effets positifs’’, souligne-t-il.
En d’autres termes, M. Sy pense qu’il faut une maitrise de l’accumulation ou des conditions d’accumulation au niveau national, sous-régional et continental. ‘’Cela pose la question de l’autonomie par rapport à la division internationale du travail. Les thèmes qui nourrissent le débat sont la maitrise locale des ressources naturelles, de la production, des marchés, la maitrise locale du marché, celle de la reproduction de la force du travail, celle locale de la centralisation du surplus, la maitrise locale des technologies et la maitrise du système bancaire’’, préconise-t-il.
Comme lui, le doyen Moustapha Kassé a, par ailleurs, reconnu qu’il ne faut pas ‘’recommencer’’ le bout de l’histoire. ‘’Il y a déjà des trains que nous avons ratés ; nous les avons ratés. Rentrons dans les nouveaux trains. Aujourd’hui, nous devons combler notre retard, régler la pauvreté, les précarités, le problème du chômage, etc. Nous allons perdre du temps, si nous nous mettons à chercher quelle langue parler. Ce qu’on peut faire en revanche, dans un ouvrage que je suis en train d’écrire, j’ai essayé de voir comment on peut intégrer dans notre système économique et social certaines valeurs qui nous sont propres. C’est possible. Comment nous réagissons par rapport à la monnaie, au temps, etc. C’est pour des problèmes qui sont pour moi extrêmement importants’’, admet-il.
Tant que tous les problèmes économiques et sociaux, les questions de répartition du produit, de manière absolument équitable avec une justice sociale à la base, ne sont pas réglés, tant que les intellectuels ne prennent pas précisément cette question et essaient de trouver des solutions adéquates, le Pr. Kassé signale qu’ils n’avanceront pas. ‘’Nous avons accumulé beaucoup dans la corbeille et il y a, au moins, un problème sur lequel nous sommes d’accord : c’est comment l’élite doit relancer le débat. On ne peut pas gagner une bataille qu’on n’a pas entamée. Les gens avec leurs armes, les autres avec leur plume et vous, vous devez vous battre avec votre cerveau. Faisons appel à l’élite. Car c’est l’élite qui peut porter les transformations structurelles, contribuer à changer les bases de notre économie. Or, les pouvoirs monarchiques que nous avons ne permettront jamais à l’élite d’accéder à des fonctions sérieuses liées à la compétence’’, conclut-il.
Mariama Dième