Depuis son accession à l’indépendance, la Guinée n’a pas réussi à se doter de structures politiques et d’institutions juridiques capables d’arbitrer pacifiquement et objectivement les luttes pour l’exercice du pouvoir. Cette carence est confirmée par la domination du parti-État sous la présidence de Sékou Touré, la récurrence des changements constitutionnels pour allonger les mandats présidentiels et les violences qui ont accompagné presque toutes les compétitions électorales de 1993 à 2020. Ce constat révèle la continuité d’une culture politique antinomique à l’esprit démocratique. Et loin d’être imputable à une seule personne, cette antinomie s’explique par la nature du système politique guinéen qui allie dans une même logique, intenable en pratique, le formalisme démocratique et les pratiques informelles du pouvoir. En réalité, la libéralisation politique entamée dans les années 1990 ne s’est pas encore traduite par l’autonomisation d’un espace politique soumis aux contraintes publiques de la loi. Autrement dit, la société guinéenne n’est pas encore organisée sous la forme d’un état de droit.
Solidarité et responsabilité
Fort de ce constat, nous, signataires de cette tribune, pensons qu’il faut aller au-delà de la contestation des élections du 18 octobre 2020 et s’engager collectivement dans une démarche citoyenne visant à créer les conditions éthiques et politiques qui permettront aux individus et groupes qui composent la Guinée de coexister de la meilleure façon possible. L’enjeu à court terme n’est plus de savoir qui doit ou peut exercer le pouvoir, mais comment, dans le futur, organiser le pouvoir et les modalités de sa conquête de manière à répondre aux exigences de l’intérêt public. S’il est vrai que la question du troisième mandat est à la source des violences actuelles, nous pensons qu’une solution durable et efficace appelle à une réflexion sérieuse sur l’édification d’une communauté politique nationale. C’est là une exigence que ne permettent pas de saisir les concepts galvaudés d’alternance et de continuité dans le changement. La nature antidémocratique de la culture politique guinéenne impose au préalable que nous cherchions à relever les défis éthiques de la vie commune, à savoir organiser les relations humaines sous les rapports de la justice, de l’égalité et de la liberté. Notre conviction est que ce moment inaugural n’est pas une illusion : les Guinéens disposent de ressources humaines et intellectuelles capables de jeter la première pierre de l’édification d’une société politique démocratique, où la vie publique sera organisée sous l’autorité contraignante de règles communes et les pouvoirs publics soumis au contrôle et à la surveillance des citoyens.
Panser la Guinée
Pour ce faire, il nous faut transformer la crise politique actuelle en un moment historique qui ouvrira la voie à un nouvel imaginaire du pouvoir, celui qui associera la charge publique aux exigences du bien commun. Contrairement à ce que laisse voir une situation extrêmement tendue, jamais les conditions n’ont été aussi réunies pour que les Guinéens puissent mettre fin à plus de soixante ans d’échec politique et moral. Nous appelons ainsi toute la classe politique guinéenne non pas à la forme classique du dialogue national, mais à une réflexion sur la création d’une véritable nation guinéenne. Nous voulons mettre nos savoirs, expertises et expériences à contribution pour proposer aux différents protagonistes de la crise politique actuelle une rencontre autour des trois axes suivants : l’organisation effective et représentative des pouvoirs publics ; la réforme de l’institution militaire conformément à sa vocation républicaine ; penser l’organisation politique, administrative et institutionnelle de la vie commune dans une perspective de réconciliation entre l’État et la société. Il s’agira entre Guinéens de nous interroger sur les conditions de la sortie définitive de la violence politique, car nous ne croyons pas que celle-ci soit un destin inéluctable. Les Guinéens ne sont pas condamnés au cycle infernal de l’inimitié. Il est possible de nous parler afin de trouver un compromis salutaire à partir duquel nous nous engagerons, au nom de notre humanité commune, à favoriser l’avènement d’une culture politique respectueuse de nos dignités. Nous, signataires de cette tribune, en appelons à la bonne volonté de la classe politique guinéenne et des acteurs de la société civile pour que nous puissions, dans un élan de solidarité et d’éveil national, transformer ces violences qui nous déshonorent en une chance historique pour nous et nos concitoyens. Nous vous demandons une rencontre de fraternité afin de panser ensemble les maux qui minent notre société.
Ont signé :
1. Amadou Sadjo Barry, professeur de philosophie, Canada
2. Halimatou Camara, Avocate, Guinée
3. Mory Camara, activiste des droits de l’homme, Guinée
4. Alpha Diallo, Président d’ABLOGUI et datajournaliste, Guinée
5. Ramadan Diallo, Politologue et consultant, France
6. Zénab Cissé, médecin, épidémiologiste, France
7. Félix Dounia Millimono, médecin et activiste de la société civile, Guinée 8. Tierno Monénembo, écrivain, Guinée