En général, je n’aime pas les intellectuels africains. Je les trouve vaseux, ordinaires, sans idéal, sans cohérence, sans grande préoccupation historique et culturelle ; par-dessus tout, serviles, matérialistes, diablement opportunistes. Même si je nourris une admiration sans borne pour le journaliste sénégalo-guinéen, Jean-Pierre N’Diaye, pour l’écrivain camerounais Mongo Béti et pour  mes deux amis les plus proches : notre compatriote Williams Sassine et  l’anthropologue sénégalais, Mangoné Niang. Je me sens aujourd’hui obligé d’ajouter à cette short-list, Bah Mamadou Lamine (BML) qui vient de nous quitter. Bah Mamadou Lamine n’est pas suffisamment connu à mon goût pour la bonne et simple raison qu’il avait une sainte horreur du tapage dans un pays où le paraître a été élevé au rang de valeur cardinale.

Certes, les lecteurs du Lynx raffolent de sa plume inspirée et de son acuité de journaliste. Certes, nous qui avons exercé avec lui le dur métier de l’exil (pour parler comme le regretté professeur Alpha Ibrahima Sow), nous savons tout de son talent, de sa moralité rigoureuse et de son indéfectible patriotisme.  Mais tout cela, il fallait savoir attendre, il fallait chercher loin pour le déceler et l’apprécier. Car notre homme  était modeste, pudique, discret comme tous les hommes de profondeur et de conviction.

Né à Gongoré (Pita) dans une grande famille de marabouts et de commerçants, cet homme sérieux, prédisposé aux études, a suivi un parcours scolaire et universitaire exceptionnel.  C’est au Maroc, au lycée Descartes de Rabat où son père ultra-riche l’avait inscrit que cet amoureux du bon goût et des belles lettres poursuit brillamment son cycle secondaire. Après son baccalauréat obtenu avec mention, il s’inscrit au CESTI (Centre d’Etudes des Sciences et Techniques de l’Information) de Dakar où, entre autres, il a comme professeur, le grand résistant et grand sociologue français, Pierre Fougeyrollas auquel il vouait une admiration sans borne et dont il me parlait à satiété à la cité universitaire Jean-Mermoz d’Abidjan, alors que nous étions étudiants au début des années 70. Après son diplôme de journaliste, il se précipite en Guinée, pour se mettre au service de l’Etat qui le mute à Horoya, la feuille de chou qui tenait lieu de Pravda sous la révolution « globale et multiforme » du tyran, Sékou Touré. Mais en 1971, son respectable géniteur, Bah Amadou Baïlo est nuitamment jeté au sinistre Camp Boiro, dépouillé de ses nombreux biens, puis exécuté dans les montagnes de Kindia. Pourtant, en 1958, ce grand monsieur avait mis la main à la poche pour soutenir les premiers soubresauts de l’indépendance nationale ! (Mais vous le savez tous, les tyrans n’ont aucun sens de la gratitude !) Pour l’anecdote, savez-vous, Guinéens, que c’est dans sa Chevrolet de type Chevelle Malibu que le tortionnaire Siaka Touré se pavanait dans les rues de Conakry ?

Après cela BML s’enfuit à Abidjan pour échapper à son arrestation imminente et à la mort certaine qui s’en serait suivie. C’est là à Abidjan que j’ai fait sa connaissance alors qu’il était inscrit en ethno-sociologie, tout en collaborant à Fraternité Matin et en donnant des cours au Collège Grandjean. Je garde le souvenir d’un homme d’une vaste culture générale, courtois, élégant, curieux, boulimique de lecture, excellent débatteur.

Le 27 avril 1981, il est arrêté et extradé à Conakry dans les conditions les plus mystérieuses. On l’accuse d’être l’auteur du jet de la grenade qui faillit coûter la vie à Sékou Touré, le 14 mai 1980. Il fallut tout le tact et toute la ténacité d’Houphouët-Boigny pour le sortir des  affres du Camp Boiro où son père l’avait précédé une décennie plus tôt. A la mort du tyran, il revient sans hésiter au pays  en vue de participer à l’effort surhumain que notre pays à bout de souffle attendait de ses fils.

A Conakry, il fait comme tout le monde, il se débrouille, il s’accroche, il survit comme il peut, prenant pour lui le fameux principe de Kierkegaard : « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin ». Après des années de galère, il participe à la fondation du journal, Le Lynx, considéré comme le pilier de la presse nationale. L’histoire retiendra sûrement les noms de ces braves journalistes qui ont osé ôter le bâillon de la bouche du  peuple, arracher la parole confisquée par l’abominable système du PDG-Sékou Touré. Beaucoup de ces braves pionniers furent mes amis d’enfance et c’est avec une vive émotion et une sincère admiration que je couche leurs noms sur cette page que je souhaiterais, perçue comme un tableau d’honneur : Souleymane Tata Diallo, Williams Sassine, Assan Abraham Keïta, Alhassane Diomandé, Mohamed Baba Sylla dit Gooz, Prosper Doré, Sacko Sambry, Thierno Diallo, Sékou Amadou Condé, Ahmed Tidjani Cissé, et toi, BML !

Tu resteras dans nos cœurs, Bah Mamadou Lamine, pour ce que tu as été et pour tout ce que tu as fait. Tu peux dormir tranquille, ami, jamais nous n’aurons honte de toi !

Tierno Monénembo