Bah Mamadou Lamine, un pilier de l’hebdomadaire Le Lynx, est décédé ce 6 juillet à Montréal au Canada, entre les mains de son fils aîné le Dr Alpha Boubacar et au milieu des siens, sa femme Oumou Hawa, sa belle-fille Foly, son frère cadet Sanoussy, sa sœur Moudatou et ses petits-enfants, à l’âge de 76 ans. Une fin paisible au terme d’une longue maladie.
Ses obsèques ont été grandioses le vendredi suivant à la mosquée de Ville St Laurent et au cimetière musulman de Laval, célébrées par une forte mobilisation de la communauté guinéenne.
C’est un journaliste de haut niveau qui disparaît, un grand combattant de la liberté contre les dictatures qui se succèdent sans discontinuer en Guinée (l’une engendrant l’autre), un homme qui a accompli son destin.
Son père Modi Amadou Baïlo Gongoré, l’un des hommes d’affaires les plus prospères au moment de l’accession de la Guinée à l’indépendance, l’a envoyé, dès l’âge de 15 ans, au lycée français de Rabat au Maroc, en 1961. Il y passe une scolarité studieuse couronnée par le baccalauréat en série Lettres modernes quatre ans plus tard.
Il entre en 1965 au CESTI, le Centre d’étude des sciences et techniques de l’information, célèbre école de journalisme créée par l’Unesco et rattachée à l’Université de Dakar au Sénégal. Au terme d’un brillant cursus et le diplôme terminal en poche, il rentre en Guinée en 1969.
J’étais à l’époque dans la pénultième année du cycle universitaire à l’Institut Polytechnique Gamal Abdel Nasser. Mes camarades et moi étions heureux de voir arriver ce jeune journaliste qui avait dans ses bagages les cours magistraux ronéotés de ses maîtres à l’université de Dakar, notamment les deux sociologues de renommée mondiale Pierre Fougeyrollas et Vincent Monteil. Que de temps avons-nous passé à ingurgiter ces précieux viatiques !
Bah Lamine entre à Horoya, le seul journal du pays à l’époque. Il y évolue cahin caha au gré des péripéties de la Révolution. Son père Modi Amadou Baïlo Gongoré avait rendu de grands services à l’Etat comme riche entrepreneur. A titre d’exemple, il avait payé les salaires des fonctionnaires guinéens durant le premier mois de l’indépendance, les caisses du Trésor public étaient vides.
Comment le remercie-t-on de son engagement patriotique ? Il est arbitrairement arrêté le 27 avril 1971 et, dans la logique meurtrière du régime sékoutouréen, exécuté cent jours plus tard à Kindia dans la forêt de Gomba. Comme beaucoup de nos compatriotes, au pied du mont Gangan ou ailleurs dans les multiples camps de détention. Tant que les âmes de ces victimes livrées en holocauste expiatoire dans un rite satanique continueront d’errer sans sépulture dans la nature, la Guinée ne sera pas en paix.
Les personnes oubliées dans les fosses communes doivent être identifiées, réhabilitées et ensevelies dignement comme cela a été fait pour le colonel Kaman Diaby (paix à son âme !) qui repose désormais paisiblement au pied du mont Kakoulima. Ce geste éminemment symbolique que Mamady Doumbouya a fait pour cet illustre officier, geste que nous applaudissons des deux mains, il doit le faire pour toutes les victimes des 63 ans de violence politique en Guinée. C’est un préalable indispensable à la Réconciliation nationale. Sinon, celle-ci restera un vain slogan politique.
Révolté par l’imposture de la fin tragique de son père, Bah Lamine s’exile en Côte d’Ivoire à la fin de 1971. Il est engagé comme directeur des études à l’EETC Grandjean (Ecole d’enseignement technique commercial) de Mme Marie Dosso. Je l’y rejoins comme professeur d’économie. Nous sommes en même temps inscrits à l’Université d’Abidjan et sommes en colocation dans un appartement à la cité Sogefiha de Cocody.
Lamine présentera la maîtrise d’Ethnosociologie, ce qui ajoutera une palme à son palmarès du CESTI, tout en enseignant dans divers lycées et collèges ivoiriens. Mais, chassez le naturel, il revient au galop : sa pulsion journalistique prend le dessus. Et il se retrouve dans le quotidien Fraternité Matin.
Pendant ce temps, la terreur sékoutouréenne se poursuit jusqu’au-delà des frontières guinéennes. En avril 1981, Bah Lamine est kidnappé à Abidjan avec quatre autres Guinéens, transférés et embastillés au Camp Boiro. Il n’a dû son salut qu’à la réaction énergique du président Houphouët-Boigny qui a dépêché à Conakry son ministre de la Défense Charles Konan Banny dans un avion spécial pour le ramener à Abidjan avec l’un de ses compagnons. Les trois autres vont malheureusement disparaître dans la tourmente de l’univers concentrationnaire guinéen.
Las de l’exil, Lamine rentre en Guinée en 1989. Il travaille pour diverses organisations de la société civile.
Au courant de 1991, un groupe de professionnels de la plume se réunit autour de Souleymane Diallo, que ses promotionnaires du fameux Lycée de Labé appellent Soulay Tata. Parmi eux, il y a Bah Lamine, Williams Sassine, Assan Abraham Kéïta, Alassane Diallo (appelé familièrement Diomandé, en référence au célèbre journaliste ivoirien Joseph Diomandé) et Thierno Diallo (futur président de l’OGDH). De tous ces intrépides pionniers, il n’en reste plus qu’un, Soulay Tata. Que la Providence le garde encore longtemps parmi nous !
Ils fondent le journal satirique qui devait s’appeler Le Cristal. Sur une idée fulgurante de Bah Lamine en pensant au petit animal à l’acuité visuelle hors du commun, c’est le nom « Le Lynx » qui est adopté. Le premier numéro paraît le 7 février 1992.
Le Lynx bouscule tous les tabous sur son passage, introduit dans la presse guinéenne la critique acerbe mais objective des mœurs politiques et traite de l’actualité avec le recul et le sang-froid qui siéent au journalisme.
Bah Lamine collabore avec Ben Sékou Sylla au Cenofod, un organisme d’appui à la société civile sur financement de l’organisme de la coopération allemande, la CTZ. Il apporte aussi son soutien à Thierno Maadjou Sow, fondateur de l’Organisation guinéenne de défense des droits de l’homme et du citoyen (OGDH), qui lutte inlassablement contre l’impunité et pour la réconciliation nationale.
Sous la féroce dictature d’Alpha Condé, Bah Lamine ne désarme pas. Il mène un combat efficace, dans Le Lynx, contre le projet funeste de création du Manden Djallon, qui vise à déstabiliser et à mettre sous coupe réglée la Moyenne Guinée. Acculé, le dictateur y renonce momentanément. Mais ce projet est poursuivi après lui sous le fallacieux prétexte de lutte contre le djihadisme.
Lorsque le système répressif d’Alpha Condé atteint son paroxysme dans son délire de recherche d’un troisième mandat, le tyran s’acharne contre les journalistes. L’une des plus grandes plumes de la presse guinéenne, Amadou Diouldé Diallo, est arrêtée. Les enfants de Bah Lamine choisissent de le mettre à l’abri en le faisant venir à Montréal en 2020.
Mais sa plume impitoyable reste inébranlable. Dernier exploit du combattant de la liberté, la réponse cinglante qu’il adresse à Daraba Saran, thuriféraire atavique du régime sékoutouréen, qui continue de vanter l’héritage économique de celui-ci, en démontrant qu’aucune des unités industrielles ne fonctionnaient à plus de 10% de leurs capacités de production à la fin de ce régime.
C’est durant sa retraite montréalaise que la maladie se déclare puis s’amplifie. Chevillé au corps, son esprit railleur l’aidera à tenir le coup, accueillant ses visiteurs avec ce ton enjoué qui leur a été d’un grand secours plus que le soutien qu’ils croyaient lui apporter. Tel est Bah Lamine qui s’est battu avec courage jusqu’à l’ultime limite.
Nous prions le Très-Haut de lui réserver le meilleur accueil dans le royaume de la félicité éternelle.
Alpha Sidoux Barry
Président de Conseil & Communication International (C&CI)