La disparition de Mory Kanté le 22 mai 2020 confirme bien le proverbe ‘’ nul n’est prophète chez soi’’. La vague d’émotion et de réaction que son décès a suscitée à travers le monde, a subitement ouvert les yeux des Guinéens sur ce que le défunt représentait. Un inestimable trésor, qu’il va falloir désormais valoriser. Pour paradoxal, que cela puisse paraître, Mory Kanté pourrait bien plus nous servir mort que vivant. De plus en plus, des idées sont émises pour attirer l’attention des décideurs sur l’importance à accorder à la culture. L’héritage qu’il nous laisse est simplement une invite à poursuivre l’œuvre entamée à la faveur de son retour définitif au pays.

Le grand mérite de cet artiste à l’inspiration féconde est le métissage entre la musique traditionnelle et celle occidentale. Avec la mise en exergue de la Kora. A l’instar d’un Ali Farka Touré, qui a imposé son style de guitare, ou d’un Michael Jackson, qui s’est distingué par son style de danse, Mory Kanté a contribué dans un style propre, à donner à la Kora une place de choix dans ses productions musicales.

À l’origine, la kora était réservée à la caste des griots, gardiens de la tradition orale, qui suivent de près la généalogie, et ancrent ainsi l’identité de tout un chacun dans la communauté. Issu lui-même d’une famille de griots, de la descendance d’El Hadj Djély Fodé Kanté, Mory Kanté est logiquement initié aux traditions, aux chants, et aux instruments qui doivent lui permettre de devenir griot à son tour. En plus de cette initiation, il bénéficie de l’école coranique et de l’instruction coloniale. A Claudy Siar de RFI, Mory Kanté confia, qu’il est le produit de ces trois écoles. Ce qui lui a permis d’entreprendre une carrière musicale remarquable. Doté d’un niveau de culture au-dessus de la moyenne – faut-il le rappeler, en 1969, à l’époque étudiant à l’Institut des Arts de Bamako, que Mory Kanté abandonne ses études pour se consacrer entièrement à la musique – le défunt appréhendait  déjà les défis de la promotion de la musique traditionnelle. D’où son ambition : jeter une passerelle entre cette musique et les sonorités occidentales. Il songe à renouveler la musique traditionnelle en y insufflant des sons et des rythmes occidentaux. Le groupe est engagé par un des plus grands restaurants de la ville qui recherche une façon un peu originale d’animer ses soirées. Occasion excellente pour Mory Kanté de se lancer dans des mélanges musicaux encore inédits. Aux airs traditionnels, il donne un habillage rock ou funk, et de la même façon, il revisite les standards noirs-américains à la kora, au djembé ou au bolon. Les bases d’un nouveau style sont jetées.

La consécration internationale

Le succès est immédiat. La modernisation de la musique traditionnelle n’est pas pour autant bien vue par l’entourage et les puristes.

Los Angeles, sous le label Ebony du Noir américain Gérard Chess, Mory Kanté enregistre son premier disque en 1981Courougnègnè. L’artiste affine ses mélanges entre tradition et modernité, entre instruments traditionnels et électriques. Mory devient une star continentale. Le pont musical qu’il a jeté entre l’Afrique et l’Occident est bien accueilli. Dans la foulée, il monte un grand ballet pour le centre culturel français d’Abidjan. Sa formation regroupe 75 artistes, entre chorale, musiciens et danseurs. Des années durant, Mory Kanté se produit avec un orchestre d’une vingtaine musiciens. Mais, c’est l’Europe que l’artiste veut conquérir.

En 1984, Mory Kanté décide de partir pour la France. Il ne tarde pas à être une figure de proue de la musique du monde, qui bouillonne dans la capitale française. Il signe cette année l’album : Mory Kanté à Paris. Il entame ses tournées européennes.

Le déclic vient en 1985 avec 10 Cola Nuts, réalisé avec le producteur David Sancious, ancien clavier du E. Street Band de Bruce Springsteen. Ce succès n’est pas que d’estime, l’aura de Mory Kanté ne cesse de grandir pour sa vision moderniste de la musique africaine. Philippe Constantin, le président de Barclay d’alors encourage Mory Kanté à enregistrer le très novateur Akwaba Beach en 1987. Le titre « Yéké Yéké » obtient un succès phénoménal à travers le monde, tandis que Akwaba Beach est classé dans les charts de nombreux pays, mais curieusement pas en France. Mory Kanté reçoit tout de même une Victoire de la Musique en 1988 pour Akwaba Beach. 

 En 1990, Mory Kanté est au sommet, l’album Touma est enregistré avec la participation de Carlos Santana, tandis que l’artiste guinéen se produit lors d’un concert à Central Park à New York en compagnie de Khaled. Mory Kanté est invité en 1991 à donner un concert lors de l’inauguration de la Grande Arche de La Défense à Paris. Bien qu’enregistré en partie en Guinée, Nongo Village en 1994 est taxé d’exploiter une formule bien rôdée et ne recueille pas les suffrages habituels.

Cheick Tidiane Seck témoigne

À l’heure de l’hommage, Cheick Tidiane Seck, le talentueux musicien, passé par le Rail Band avant d’évoluer en solo, salue d’abord l’ambassadeur Mory Kanté. « Au-delà de l’instrumentiste et du chanteur, il a été le porte-voix de la culture africaine, celui qui l’a rendue universelle et a marqué plusieurs générations avec son tube Yéké Yéké. Ce titre n’appartenait pas seulement au peuple mandingue ou africain, c’était devenu un classique planétaire, un coup de maître. Je salue d’ailleurs aussi la mémoire du producteur de disques Philippe Constantin, qui a contribué à ce succès grâce à son flair hors-norme quand il était chez Universal ». Kora virevoltante, refrain cuivré entêtant, « Yéké Yéké », la chanson d’amour (en mandinka) composée par Mory Kanté, marque les esprits dès les premières notes. Sorti en 1987, le titre s’écoule à 5 millions d’exemplaires et se hisse en tête des hit-parades européens. C’est l’âge d’or de la World Music. Mais en Guinée, où les Kanté ont enfanté plus d’une star de la chanson, Mory est davantage ce musicien virtuose reconnu à l’étranger. 

Thierno Saïdou Diakité