Au soir de sa vie, le grand philosophe et Prix Nobel de physique Albert Einstein disait : « De l’homme, je ne dirai plus rien, il est inconstant ». Inconstance, « mue », « métamorphose », l’Homme est changeant, « ondoyant et divers » : un caméléon face à l’arc-en-ciel du Temps. L’Homme peut adorer aujourd’hui ce qu’il a haï hier et vice versa. Voilà ce qu’est l’Homme, voilà ce qu’il peut d’instinct.
Mais ce n’est point ce que l’Homme veut ou peut qui nous intéresse. Mais ce qu’il doit. Son combat permanent et cette trace de la frontière entre le Pouvoir et le Devoir.
Ne pas faire ce qu’on veut ni ce qu’on peut mais ce qu’on doit. Devoir et non vouloir ou pouvoir.
Dans notre pays, où il est question aujourd’hui de morosité, de léthargie, de sommeil et d’achat de consciences, une question s’impose : où sont donc nos lutteurs d’antan qui devaient et qui savaient qu’ils devaient se battre, toujours se battre pour une société de justice et de Paix ?
Nous ne parlons pas de syndicalistes de renom qui enflammaient les foules dans les meetings et qui gagnaient des victoires sans triompher d’eux-mêmes. Nous ne parlons pas des étudiants jadis, tout pétillants de marxisme-léninisme, capables de s’entre-déchirer à cause du rôle de Martov ou Plekhanov dans l’échec des décambristes de 1905, ou de la déviation de Trosky.
Nous ne parlons pas de tous ces révolutionnaires spontanés qui voulaient d’instinct changer la Société. Ils n’ont réussi que leur propre changement dans la lutte pour le changement. Cela ne doit pas nous étonner.
Mais il s’agit des hommes-souches, ces hommes-racines, ces générateurs de luttes et de lutteurs, ces couveuses-de-consciences… ceux qui doivent vaincre le goût du vouloir et du pouvoir et triompher de cet instinct du changement, de la « mue » et de la « métamorphose ».
Dans nos sociétés africaines dites traditionnelles par exemple, il a existé ce qu’on appelle les gardiens de la tradition. Des hommes et des femmes qui ont triomphé de l’instinct du pouvoir et du vouloir pour vivre le devoir pérenne, souffle vital de la société. Ils vivaient immuables. Ils vécurent. Cela signifie que chaque société, pour se pérenniser, a besoin de ce genre d’hommes et de femmes. Alors, où sont donc passés nos hommes-souches, ces hommes-racines, nos générateurs de luttes et de lutteurs, nos couveuses-de-conscience ?
Nous ne les voyons plus. Nous ne les lisons plus. Nous ne les entendons plus. Sont-ils aussi devenus prisonniers du vouloir et du pouvoir, c’est-à-dire du changement ? « Le combat cesse faute de combattant. »
A la mort du président Tito, un confrère français, devant sa dépouille, conclut ainsi son commentaire : « Tito est aujourd’hui allongé, mais toujours non-aligné. »
Au Burkina, nos hommes-racines se sont alignés comme s’ils ne devaient pas s’allonger un jour.
La source est en train de tarir. La racine se dessèche. La souche ne bourgeonne plus.
Mais il est encore temps de penser au devoir pérenne, pour le salut.
Ressaisissons-nous !
L’Indépendant n°65 du 18 octobre 1994
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