Vingt-quatre ans après le décès tragique des adolescents Yaguine Koïta et Fodé Tounkara, les mêmes images d’actualité se succèdent : drame migratoire pour intégrer l’Europe, soutiens divers des occidentaux aux dirigeants Africains, inadéquation entre les moyens mis à disposition et la réalité du terrain. Face à l’indifférence générale, Yaguine et Fodé sont- ils donc morts pour rien ?
Pour mémoire, Yaguine Koïta (né le 25 septembre 1984) et Fodé Tounkara (né le 6 avril 1985) furent le 28 juillet 1999 les passagers clandestins du vol 520 Sabena Airlines en provenance de Conakry (Guinée) et à destination de Bruxelles (Belgique). Leurs corps morts de froid furent découverts le 2 août 1999 dans le train d’atterrissage arrière droit de l’appareil à l’aéroport international de Bruxelles. Dans leurs affaires, les garçons transportaient dans des sacs plastiques leurs certificats de naissance, leurs cartes de scolarité, des photos et une lettre. Cette lettre fut largement publiée dans les medias du monde entier. En voici le texte intégral :
« Excellences, Messieurs les membres et responsables d’Europe, Nous avons l’honorable plaisir et la grande confiance de vous écrire cette lettre pour vous parler de l’objectif de notre voyage et de la souffrance de nous, les enfants et jeunes d’Afrique.
Mais tout d’abord, nous vous présentons les salutations les plus délicieuses, adorables et respectées dans la vie. A cet effet, soyez notre appui et notre aide, soyez envers nous, en Afrique, vous à qui faut-il demander au secours ? Nous vous en supplions, pour l’amour de votre continent, pour le sentiment de vous envers votre peuple, votre famille et surtout l’affinité et l’amour de vos enfants que vous aimez comme la vie. En plus, pour l’amour et l’amitié de notre créateur Dieu le Tout-Puissant qui vous a donné toutes les bonnes expériences, richesses et pouvoirs de bien construire et bien organiser votre continent à devenir le plus beau et admirable ami des autres.
Messieurs les membres et responsables d’Europe, c’est à votre solidarité et votre gentillesse que nous vous appelons au secours en Afrique. Aidez-nous, nous souffrons énormément en Afrique, nous avons des problèmes et quelques manques de droits de l’enfant.
Au niveau des problèmes, nous avons la guerre, la maladie, la nourriture, etc. Quant aux droits de l’enfant, c’est en Afrique, et surtout en Guinée nous avons des écoles mais un grand manque d’éducation et d’enseignement. Sauf dans les écoles privées qu’on peut avoir une bonne éducation et un bon enseignement, mais il faut une forte somme d’argent et nous, nos parents sont pauvres. La survie ici, c’est de nous nourrir, ensuite nous avons des écoles de sport telles que football, basket, [illisible ?] etc.
Donc dans ce cas, nous les Africains, et surtout les enfants et jeunes Africains, nous vous demandons de faire une grande organisation efficace pour l’Afrique pour qu’il soit progressé.
Donc, si vous voyez que nous nous sacrifions et exposons notre vie, c’est parce qu’on souffre trop en Afrique et qu’on a besoin de vous pour lutter contre la pauvreté et mettre fin à la guerre en Afrique. Néanmoins, nous voulons étudier, et nous vous demandons de nous aider à étudier pour être comme vous en Afrique.
Enfin, nous vous supplions de nous excuser très très fort d’oser vous écrire cette lettre en tant que vous, les grands personnages que nous devons beaucoup du respect. Et n’oubliez pas que c’est à vous que nous devons plégner (sic) la faiblesse de notre force en Afrique. »
Daté du 29 juillet, soit trois jours avant le départ des adolescents, le message rédigé en français évoque la situation désespérée de leur pays dans lequel la moitié de la population n’a pas un dollar par jour pour vivre. Les deux jeunes gens étaient scolarisés : on a trouvé sur eux une carte d’étudiant d’un collège de Conakry, avec photo. Après une escale à Bamako au Mali, l’Airbus A330-300 de la compagnie belge Sabena en provenance de Conakry s’est posé vers 5h45 à Bruxelles. Yaguine et Fodé avait mis plusieurs couches d’habits : trois pantalons, une veste, un gros pull et un bonnet. Mais à 10’000 mètres d’altitude, la température descend jusqu’à -50 °C. Les roues, que le frottement peut chauffer jusqu’à 200 °C au moment du décollage, améliore momentanément les conditions dans l’habitacle, mais les chances de survie restent extrêmement minces, d’autant que les passagers clandestins risquent de se faire broyer par le train d’atterrissage lorsqu’il se replie. De plus, l’oxygène raréfié provoque rapidement l’asphyxie.
Indifférence et hypocrisie
Après 24 ans de mutisme de la part des autorités politiques européennes et africaines et du monde médiatique, alors que des drames similaires continuent à se produire, il est déplorable de constater qu’en Guinée aucune démarche n’a été entreprise pour donner un sens au sacrifice de ces deux adolescents. Le mois de juin consacré à l’enfance est passé sans évocation de leur souvenir. L’école primaire de Yimbaya que fréquentaient les défunts est abandonnée à son triste sort. L’on se souvient encore à l’annonce de la disparition de Yaguine et Fodé, nos autorités se sont apitoyées sur leur sort, en animant un débat sur la politique du gouvernement en matière d’enfance. Des professions de foi furent formulées, mais au bout du compte aucune matérialisation. Que faut-il de plus pour inciter nos décideurs à changer l’ordre des choses ?
Et ce d’autant plus que depuis le cri de désespoir de ces deux jeunes et leur mort tragique, les initiatives entreprises pour offrir à la jeunesse africaine une meilleure qualité de vie, de bonnes conditions d’études et des perspectives d’emplois effectives ou des initiatives génératrices de revenus durables demeurent très insuffisantes. Plusieurs milliers de candidats à l’immigration clandestine tentent chaque année de traverser la mer pour gagner l’Europe, dans l’espoir d’une vie meilleure. Pour la plupart d’entre eux, le rêve se termine en cauchemar ou de façon tragique. Par la force des choses, la Méditerranée est devenue le cimetière des migrants. Dans l’indifférence de l’Union Africaine et des chefs d’Etats.
Thierno Saïdou Diakité