Exil doré, poste de conseiller dans un ministère clé ou dans des représentations du Mali à l’étranger… À l’exception de l’ex-patron des services de renseignement placé en détention provisoire depuis un an et demi, les suspects « recherchés » en lien avec la disparition du journaliste malien Birama Touré en 2016 sont tous en liberté. Huit ans après les faits, Reporters sans frontières (RSF) révèle que la junte au pouvoir n’a donné aucune suite aux nombreuses demandes de mise à disposition de la justice malienne de plusieurs militaires inculpés.

Au Mali, on peut être poursuivi depuis plusieurs années pour des faits « d’enlèvement, séquestration, torture, et coups mortels » d’un journaliste et occuper des fonctions officielles au sein de l’État, de ses représentations à l’étranger ou de ses services de sécurité. Huit ans après la disparition, le 29 janvier 2016, de Birama Touré, un journaliste qui travaillait pour Le Sphinx, un média d’investigation réputé de Bamako, la plupart des personnes inculpées n’ont jamais été mises à disposition de la justice malgré au moins quatre demandes effectuées par les juges qui se sont succédé dans ce dossier, selon des documents issus de l’information judiciaire obtenus par RSF.

À ce jour, seul l’ancien patron du service de renseignement intérieur malien, le général Moussa Diawara, a été arrêté. RSF avait révélé, en 2021, l’implication dans cette affaire de la direction générale de la sécurité d’État (DGSE) du Mali. Six témoins interrogés par notre organisation, dont certains ont vu Birama Touré dans les geôles du service de renseignement, ont affirmé qu’il y avait séjourné plusieurs mois dans la foulée de son enlèvement. Selon nos informations, il y est mort dans des circonstances qui restent à éclaircir. Or, les personnes soupçonnées d’être impliquées sont toujours en liberté, à l’instar de Karim Keïta.

Officiellement, le fils de l’ancien président malien Ibrahim Boubacar Keïta reste recherché par la justice malienne, mais le mandat d’arrêt international émis contre lui n’a jamais été exécuté. Personnage incontournable du paysage politique malien à l’époque des faits, il avait la mainmise sur les services de sécurité du pays et présidait la commission défense de l’Assemblée nationale. Selon le récit d’un témoin, il a été aperçu le jour où le corps du journaliste a été sorti de la prison secrète dans laquelle il était détenu. Un autre codétenu du reporter avait également affirmé à RSF que Birama Touré lui avait confié être dans celle-ci « sur ordre » de Karim Keïta. Au moment de sa disparition, le journaliste enquêtait notamment sur une vaste affaire de contrats d’armement qui auraient donné lieu à d’importants détournements de fonds au bénéfice de Karim Keïta et de certains de ses proches. Ce dernier conteste ces accusations et nie avoir rencontré le journaliste. Exilé en Côte d’Ivoire, l’ancien « enfant terrible de la République » comme il était surnommé durant la présidence de son père, s’est mis en retrait de la vie politique malienne. « Il se fait discret et joue au tennis », selon l’un de ses proches interrogés par RSF. 

« En protégeant de nombreux responsables de leurs forces de sécurité soupçonnés d’être impliqués dans la disparition du journaliste Birama Touré, les autorités maliennes font obstacle à la manifestation de la vérité. La plupart de ces personnes occupent des fonctions officielles. Certaines ont même été promues ou décorées ces dernières années, alors même qu’elles sont recherchées pour des faits d’une extrême gravité. C’est sidérant. La junte a-t-elle utilisé la disparition de ce journaliste pour écarter le fils de l’ancien président et un général puissant ? Nous demandons au gouvernement malien d’accéder aux demandes de sa propre justice et de tout mettre en œuvre pour faire la lumière sur cette affaire », a déclaré Arnaud Froger, Responsable du bureau investigation de RSF.

Selon une lettre datée du 28 mars 2023 consultée par RSF, le juge chargé du dossier à l’époque, a demandé au ministre de la Défense, le colonel Sadio Camara, de mettre à disposition six militaires inculpés dans cette affaire et soupçonnés d’avoir joué un rôle dans la disparition de Birama Touré. Au moins trois demandes similaires avaient déjà été adressées auparavant. En vain…

Des inculpés en liberté et décorés

Parmi ces personnes recherchées figure notamment le colonel Cheick Oumar N’Diaye, présenté dans les documents consultés par RSF comme un ancien agent de la DGSE. Il en était en réalité l’un des principaux responsables, en tant que directeur des opérations. Selon un témoin, c’est lui qui aurait participé à l’interrogatoire du journaliste dans les geôles de la sécurité d’État après son enlèvement. Selon un autre, c’est également lui qui aurait « nettoyé le sang » de Birama Touré dans la cellule dans laquelle le journaliste serait mort des suites des sévices qui lui ont été infligés. Il aurait ensuite utilisé son propre véhicule, un pick-up de couleur blanche, pour transporter le corps du journaliste vers une destination inconnue. Faute d’accord de sa hiérarchie, ce colonel n’a jamais été entendu. Une décision teintée de conflit d’intérêt majeur. Dans un décret du 7 décembre 2022, Cheikh Oumar N’Diaye a été nommé au poste de chargé de mission au ministère de la Défense…

En enquêtant sur son profil, RSF a également trouvé qu’il avait été décoré et nommé au grade de chevalier de l’Ordre national du Mali en janvier 2018, à l’instar de deux autres militaires inculpés dans la procédure et réclamés par la justice malienne. Aboubacar Koné dit « Abacha » est l’un d’entre eux. Lui aussi travaillait à la sécurité d’État au moment des faits et a été vu par un témoin le jour de la sortie du corps du journaliste. Surnommé « le tortionnaire en chef » par d’anciens détenus interrogés par RSF, il a aussi été aperçu avec Birama Touré, la veille de l’enlèvement du journaliste, dans les locaux de la rédaction du Sphinx. D’après les éléments de l’enquête malienne, il aurait été directement impliqué dans les actes de torture infligés à Birama Touré. Selon nos informations, il est toujours en service et aurait été muté dans une brigade à l’ouest du Mali.

Enfin, les documents obtenus par RSF viennent corroborer des informations déjà obtenues auprès de différentes sources selon lesquelles deux autres suspects occupent des postes dans des représentations du Mali à l’étranger. En novembre 2021, une source judiciaire avait ainsi confié à RSF, que l’un de ces suspects était « difficilement appréhendable » du fait du « rôle important » qu’il jouait pour le Mali.

En parfaite connaissance des faits qui leur sont reprochés, et à l’exception de Karim Keïta (en fuite) et de Moussa Diawara (en détention préventive), six suspects occupent donc encore des postes officiels dans les forces de sécurité ou ailleurs dans l’appareil d’État malien. Une situation d’impunité totale au détriment de la vérité et de la justice. Sollicité par RSF, le garde des Sceaux, Mahamadou Kassogué, n’a pas répondu à nos questions.

Le Mali occupe la 113ème place sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse établi en 2023 par RSF.

Reporters Sans Frontières