L’écrivain et chroniqueur du Groupe Lynx-Lance continue de tremper sa plume acerbe dans la plaie, quitte à s’attirer les foudres de ses détracteurs. Sa dernière chronique parue dans le satirique du lundi clouant au pilori l’intelligentsia guinéenne, a provoqué une levée de boucliers.

Lorsqu’il y a quelques années, Tierno Monénembo nous fit l’honneur de tenir une rubrique dans Le Lynx, celle-ci prit le nom de : Colère ! C’était assez évocateur, pour qu’il n’y ait pas de malentendu. Quand l’écrivain est indisponible, le défi est de trouver le texte correspondant. Ce n’est pas qu’une question de calibrage, mais surtout de tempérament, de ton. Et cette semaine, la « colère » de l’enfant de Porédaka était dirigée contre les intellectuels guinéens. Il pense qu’ils ont trahi leur mission.

« Le jour du jugement dernier, je veux dire le jour très proche où les nouvelles générations se rassembleront pour dresser le bilan abominable de notre indépendance, une coupable sera tout de suite désignée du doigt, c’est l’intelligentsia guinéenne. Elle est responsable à elle seule de 90% des malheurs » de la Guinée, flétrit-il. Si, à ses yeux, les responsables directs sont les dirigeants successifs depuis notre indépendance, l’écrivain est persuadé que ces derniers ont été fabriqués par « nos élites, nos universitaires, nos prêtres, nos marabouts et nos officiers supérieurs. C’est à cause de leur paresse d’esprit, de leur lâcheté et de leur opportunisme que ce merveilleux pays est devenu la chose ridicule et pestilentielle qu’il est aujourd’hui. »

Choisir entre la patrie et le ventre

Pour étayer sa thèse, Tierno Monénembo a pris l’exemple sur les élites sénégalaises qui « à défaut d’être parfaites, ont toujours assuré le service minimum. Là-bas, quand le président commence à déconner, les universitaires, les officiers et les chefs religieux se liguent tout de suite pour le mettre  devant ses responsabilités. Ici, plus il vole, plus on chante ses louanges ; plus il tue, plus on le supplie de conserver le pouvoir. Normal, me direz-vous, l’intellectuel sénégalais aime le Sénégal,  l’intellectuel guinéen n’aime que son ventre. »  

Comme à chaque fois qu’il écrit, dénonce, le révolté a de nouveau déchaîné les passions. Même ceux qui ne sont pas de la classe des intellectuels guinéens y sont allés de leurs commentaires. L’ancien ministre de l’Education, Guillaume Hawing, parle d’un « écrivain sélectif », qui « cherche à faire désespérément plaisir à certaines oreilles. » Quant au porte-parole du gouvernement, s’il reconnaît les vertus de la critique intellectuelle dans une société, Ousmane Gaoual Diallo remarque néanmoins : « Certains choisissent la radicalité des mots, d’autres prennent le risque de faire, d’agir, de tenir les institutions, malgré les contradictions. La Guinée a besoin des deux, à condition que l’exigence ne devienne pas mépris et que la lucidité n’efface pas le réel. »    

Bien avant qu’il ne choisisse les colonnes des journaux pour laisser éclater sa colère, dresser son réquisitoire contre les tares de notre société, Tierno Monénembo était déjà célèbre pour son procès des indépendances africaines. Au même titre que les Alioum Fantouré, Ahmadou Kourouma, Mongo Beti (de son vrai nom Alexandre Biyidi), Aimé Césaire… La bataille n’est donc pas nouvelle, encore moins opportuniste. Déjà, dans son premier roman Les Crapauds-brousse paru en 1979, l’éminent écrivain guinéen mettait en cause l’intégrité des intellectuels africains. « Eux, qui auraient dû être la Solution, ils ne l’étaient en rien. C’était plutôt eux, le Problème, à la lumière de la vérité. Bercés par le miroitement des privilèges, ils se laissaient envelopper par la brume de la corruption ; malades de cécité, ils ne pouvaient plus se regarder », écrivait-il.  

Esprit critique

Malheureusement, les années passent, le fléau demeure. Et Monénembo, en pédagogue enseignant, remet une couche à chaque fois que l’opportunité se présente. Ce fut le cas il y a un peu plus d’un an, au détour d’une causerie avec des jeunes à Conakry. Il martelait à l’occasion: « Un intellectuel qui applaudit est un criminel. Son arme, c’est l’esprit critique; l’observation lucide des choses. Le premier individu arrivé au pouvoir, c’est mangué [chef] ! mangué ! prési ! prési ! Il n’y a pas un seul dirigeant bon sur la terre. Le seul dirigeant bon, c’est celui dont on contrôle, dont on limite le pouvoir. Tout homme qui arrive au pouvoir est un fauve en puissance. »

Dans une Guinée qui peine à se départir de la culture de la pensée unique, Monénembo est une vieille luciole à entretenir. Qu’on laisse retentir cet autre son de cloche, au moment où la tendance est d’emboucher la même trompette. Et René Descartes est là pour rappeler, s’il en était besoin, le danger d’être suiviste : « Il n’y a presque rien qui n’ait été dit par l’un, et dont le contraire n’ait été affirmé par quelque autre. Et il ne serait d’aucun profit de compter les voix, pour suivre l’opinion qui a le plus de répondants car, lorsqu’il s’agit d’une question difficile, il est plus vraisemblable qu’il s’en soit trouvé peu, et non beaucoup, pour découvrir la vérité à son sujet. Mais quand bien même ils seraient tous d’accord, leur enseignement ne serait pas encore suffisant : car jamais, par exemple, nous ne deviendrons mathématiciens, même en connaissant par cœur toutes les démonstrations des autres, si notre esprit n’est pas en même temps capable de résoudre n’importe quel problème ; et nous ne deviendrons jamais philosophes, si nous avons lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, et que nous sommes incapables de porter un jugement assuré sur les sujets qu’on nous propose ; dans ce cas, en effet, ce ne sont point des sciences que nous aurions apprises, semble-t-il, mais de l’histoire. » Rien de moins.

Diawo Labboyah Barry