Dans sa tribune intitulée « Qui est coupable ou incapable de prouver son innocence ? », Tibou Kamara convoque les grandes figures de l’injustice historique pour mieux se défendre, indirectement, d’accusations qu’il prétend diffuses mais qu’il ressent manifestement très personnelles. Il commence par Galilée, passe par Socrate, cite Voltaire — ou plutôt une phrase faussement attribuée à Voltaire, formulée en réalité par sa biographe Evelyn Beatrice Hall pour résumer l’esprit voltairien — et finit par La Fontaine, dans un curieux florilège destiné à rappeler que les esprits brillants sont toujours persécutés par la foule aveugle. Mais dans cette fresque, il oublie une chose essentielle : nul n’est condamné pour avoir pensé librement, mais pour avoir gouverné sans rendre de comptes.
Tibou Kamara ne répond pas. Il contourne. Il élève le débat au ciel des idées pour mieux éviter les questions concrètes, précises, politiques. Celles que lui-même avait ouvertes dans sa première tribune — « Nous sommes tous coupables ! » — et que de nombreux Guinéens, avec respect mais sans concession, ont prises au mot.
Cette stratégie n’est pas nouvelle. Le mécanisme est classique : disqualifier la critique en la réduisant à une querelle de personnes, un déferlement de jalousie, ou une frustration mal digérée. Tibou Kamara parle des « pamphlétaires frustrés », des « puritains de mauvais aloi », des « chroniqueurs exaspérés », autant de figures censées disqualifier toute parole critique. Mais il ne répond jamais au fond : que dire des disparitions forcées ? Des morts sans justice ? Des détournements, des complots d’État, des victimes ignorées ? Rien, ou si peu. Là où la République attend la parole d’un témoin, elle n’a droit qu’au monologue d’un moraliste froissé.
Il est ironique de voir celui qui fut conseiller de tous les régimes, plume des chefs, stratège de la communication politique, donner des leçons d’honnêteté à ceux qui dénoncent, dans l’état actuel du pays, les récits truqués, les crimes impunis, les compromissions recyclées en sagesse. Ce n’est pas un crime d’avoir servi l’État. Mais c’est une faute de croire qu’avoir servi suffit à désigner les bons, et que l’inexpérience suffirait à désigner les faux justiciers.
Tibou Kamara évoque l’idéal de justice avec une distance qui finit par ressembler à un aveu de fatalisme : il y aurait trop de fautes, trop de coupables, trop d’enjeux pour espérer un jour juger tout le monde. Et donc, à quoi bon ? Mais cette question rhétorique est en réalité une démission morale. Hannah Arendt nous avait prévenus : « Là où tous sont coupables, personne ne l’est. » (Responsabilité et jugement, Payot, 2005). L’universalisation de la faute n’aboutit qu’à la suspension du jugement.
Il y a, dans cette tribune, une méfiance assumée à l’égard des nouvelles générations, de ceux qui n’ont pas encore gouverné mais qui dénoncent. On leur oppose l’inexpérience, l’ambition inavouée, ou la pureté suspecte. C’est une métaphore ancienne : ceux qui ont les mains propres ne les ont que parce qu’ils n’ont rien touché. Mais cette formule, souvent répétée, est aussi profondément trompeuse. Elle insinue que toute action politique salit, que toute responsabilité corrompt, que tout engagement finit par trahir. Or, ce n’est pas l’action elle-même qui corrompt, ce sont les choix, les silences, les arrangements, les renoncements. Avoir les mains propres ne signifie pas être inutile ou inactif. Cela peut vouloir dire avoir résisté à la tentation du compromis facile, avoir refusé de trahir ses principes pour une place ou une faveur.
Frantz Fanon nous rappelait : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. » (Les Damnés de la terre, La Découverte). Ceux qui aujourd’hui dénoncent les injustices ne se prennent pas pour des héros, ils prennent simplement leur part. Et c’est cela, précisément, que les héritiers du silence et les architectes de l’ambiguïté ne tolèrent pas : que d’autres osent nommer ce qu’eux ont préféré ignorer.
Le cœur de la tribune de Tibou Kamara repose sur une relativisation permanente : tous fautifs, tous faillibles, tous complices. Mais à force de tout relativiser, on finit par tout excuser. Et quand tout est excusé, rien n’est réparé. Le peuple guinéen, lui, n’a pas besoin de sophismes littéraires ni de figures rhétoriques. Il a besoin de vérité, de justice, de clarté. Comme l’écrit Paul Ricœur : « L’oubli est une menace contre la justice. » (La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000). Et Primo Levi, survivant, nous le rappelle avec force : « Le devoir de mémoire n’est pas seulement un devoir envers les morts, mais un devoir envers les vivants. » (Les naufragés et les rescapés, Gallimard, 1989).
Le peuple guinéen ne réclame pas des boucs émissaires, mais des comptes. Il ne veut pas de tribunes pleines d’allusions, mais de récits assumés. Il n’attend pas la repentance des frustrés, mais la lucidité des responsables. Voilà pourquoi il ne s’agit pas de tourner la page, mais de la lire pleinement. Comme disait Cheikh Anta Diop avec justesse : « Il ne s’agit pas de ressasser le passé pour se venger, mais de le connaître pour ne pas s’y perdre. » (Nations nègres et culture, Présence Africaine, 1954).
Non, Monsieur Kamara, la critique ne naît pas de la frustration. Elle naît du refus de l’oubli. Elle naît du fait que, dans ce pays, des mères enterrent leurs fils sans vérité, que des citoyens disparaissent sans explication, que des fortunes se bâtissent sans travail, et que ceux qui savent, souvent, se taisent. Le silence n’est pas toujours grandeur. Il est parfois complicité, peur ou stratégie. Mongo Beti avait bien vu juste : « Le silence est la première victoire des dictatures. » (Main basse sur le Cameroun, Maspero, 1972).
Vous parlez du droit à la mémoire, mais vous esquivez toujours le devoir de vérité. Vous appelez au sursaut, mais pour mieux éviter le face-à-face. Vous plaidez pour une justice égale pour tous, mais seulement quand celle-ci ne s’applique à personne. Et vous semblez oublier que dans une République, ce ne sont pas les titres ou les décorations qui font la légitimité d’une parole, mais le courage de la rendre utile à la collectivité.
Il faut en finir avec l’idée que dénoncer, c’est haïr. Que demander justice, c’est vouloir la guerre. Que s’indigner, c’est comploter. Il faut en finir avec la déformation systématique du débat public, où ceux qui réclament des comptes sont dépeints comme des accusateurs hystériques, des ratés de la politique ou des envieux de la République.
Non, tous ne sont pas coupables. Tous ne sont pas innocents non plus. Mais tous, nous sommes comptables de ce que nous disons, de ce que nous faisons, de ce que nous acceptons de taire. La Guinée n’a pas besoin de sages silencieux. Elle a besoin de justes debout. « Le pouvoir corrompt ceux qui y résistent moins que ceux qui s’en accommodent. » (Václav Havel, Le Pouvoir des sans-pouvoir, Calmann-Lévy, 1989). Car la littérature peut protéger. La vérité, elle, expose. Elle éclaire les vivants, et redonne leur nom aux morts. La justice différée ne répare rien : elle prolonge l’injustice. Et la vérité, elle, ne tue pas les hommes — elle renverse les tyrannies.
Alpha Bacar Guilédji
« Écrasons l’infâme »