En prenant pour point d’entrée la monnaie nationale, cette tribune propose une lecture critique de l’économie guinéenne contemporaine. À rebours des discours officiels sur la stabilité nominale du franc guinéen, je m’attacherai à montrer que cette monnaie, loin de constituer un vecteur de souveraineté économique, met en lumière l’ampleur croissante de la précarisation sociale et la désagrégation des structures économiques. Le franc guinéen ne remplit plus aujourd’hui les fonctions classiques d’une monnaie — réserve de valeur, unité de compte, intermédiaire d’échange — et devient au contraire le symptôme d’un dysfonctionnement systémique.

Une parité illusoire : la monnaie comme artefact statistique

À l’heure actuelle, d’après les taux de change en ligne, 100 dollars américains s’échangent contre environ 863 000 francs guinéens, et 100 euros contre près de 997 000 francs guinéens. Bien que ces valeurs correspondent au taux de change officiel publié par la Banque Centrale de la République de Guinée (BCRG), elles ne reflètent pas fidèlement la réalité effective des transactions monétaires. En effet, la BCRG ne détient plus de réserves en devises suffisantes pour répondre aux demandes de change sur le marché institutionnel. En conséquence, les opérations de conversion se réalisent presque exclusivement sur le marché parallèle, devenu de facto la principale référence pour les citoyens comme pour les acteurs économiques. Il est même rapporté que, lorsqu’une entité publique ou privée sollicite un change auprès de la BCRG, celle-ci s’approvisionne elle-même sur ce marché informel. Une affaire récente, largement médiatisée, impliquant des hauts responsables de la Banque centrale et un opérateur majeur du secteur aurifère national, illustre cette situation. 

Ces chiffres pourraient, à première vue, laisser croire à une certaine stabilité monétaire, voire à un pilotage rigoureux du taux de change. Pourtant, cette apparente résilience du franc guinéen dissimule des logiques économiques beaucoup plus préoccupantes. Elle repose davantage sur une construction comptable que sur un véritable équilibre macroéconomique appuyé par des mécanismes transparents et durables.

La parité affichée par la Banque centrale masque une déconnexion radicale entre la sphère monétaire formelle et la réalité économique vécue par la population. En effet, la Banque centrale de la République de Guinée ne contrôle qu’un tiers de la masse monétaire circulante. Les deux tiers restants alimentent une économie largement informelle, échappant à toute régulation étatique. Ainsi, le franc guinéen, loin d’être un instrument neutre de mesure, le théâtre d’expérimentations monétaires erratiques, soumis aux logiques de survie, aux réseaux parallèles et à la spéculation quotidienne.

De la souveraineté à la fragmentation : généalogie d’un effondrement monétaire

Les discours nostalgiques rapportés dans un reportage de la RTG, où un ancien cadre ou économiste se souvient qu’« un franc valait un franc », sont autant de rappels du glissement historique opéré. Autrefois, le franc guinéen se voulait une émanation directe de la souveraineté nationale post-indépendance : contrôlé, respecté, il permettait de nourrir une famille avec l’équivalent d’un « chili » de riz ou de bananes. L’unité monétaire avait un poids symbolique et concret. Le dollar, le franc suisse, le franc CFA ou le franc guinéen se répondaient dans une logique de parité qui renforçait le sentiment d’ordre et de prévisibilité.

Or, aujourd’hui, cette logique semble fondamentalement rompue. Le franc guinéen n’est plus appréhendé comme un vecteur de stabilité ou de confiance économique, mais bien comme une contrainte structurelle pesant sur les échanges quotidiens. Le billet de 500 francs, devenu le support monétaire le plus visible dans la circulation de proximité, illustre avec acuité une dévaluation progressive et silencieuse.

Cela dit, faute de source chiffrée fiable et actualisée, il apparaît que le billet de 20 000 francs guinéens — valeur faciale la plus élevée — soit en réalité celui qui prédomine dans les échanges commerciaux significatifs. Ce constat empirique se manifeste notamment dans les pratiques ordinaires : il est désormais courant qu’un client renonce à réclamer la monnaie sur une coupure de 500 GNF, tant celle-ci est désormais perçue comme insignifiante.

Ce billet, autrefois fonctionnel, est aujourd’hui largement dévalué. Il ne permet plus que l’acquisition de biens de très faible valeur, tels qu’une sucette ou un simple sachet d’eau, généralement auprès des marchands ambulants. Sa dépréciation est telle qu’il ne permet même plus, à Conakry, d’acheter un fruit, et ce, même lorsqu’il est en pleine saison et donc plus accessible.

Le coût du transport pour se rendre au marché excède systématiquement la valeur de cette unité monétaire. En d’autres termes, le franc guinéen, dans ses plus petites dénominations, a perdu toute capacité transactionnelle réelle. Il est progressivement réduit à un instrument de circulation purement symbolique, dans un espace économique marqué par la désintégration du pouvoir d’achat et l’impossibilité structurelle de toute forme d’accumulation.

Les femmes au cœur de l’économie informelle : genre et précarité monétaire

La première ligne de front de cette crise silencieuse, ce sont les femmes guinéennes. Actrices principales des marchés urbains et ruraux, elles passent la journée à vendre des denrées alimentaires, parfois pour un gain journalier de 20 000 francs guinéens — soit moins de deux euros. Ce revenu, pourtant vital, ne garantit ni sécurité sociale, ni retraite, ni même la capacité à constituer une épargne minimale. La dévaluation du franc guinéen frappe donc d’abord les travailleuses de l’économie dite « invisible », dans un pays où les rapports genrés du travail sont encore massivement inégalitaires.

Dans une telle configuration, le franc guinéen n’est plus un outil de redistribution économique. Il devient l’outil d’une économie de survie. Les femmes, piliers de la reproduction sociale, assument une charge économique croissante, dans un espace monétaire qui ne leur reconnaît ni statut ni visibilité.

Des salaires déconnectés du réel : une économie des inégalités

Les disparités salariales renforcent cette impression de chaos organisé. Le SMIC guinéen se situe aujourd’hui entre 500 000 et 555 000 francs guinéens (soit environ 56 euros). Cela équivaut à peine au prix d’un sac de riz, denrée de base indispensable à l’alimentation quotidienne. Selon le décret du 13 mars 2024, les écarts de rémunération dans le secteur public sont vertigineux :

  • Un secrétaire général du gouvernement perçoit : 28 millions de francs par mois (2 809 euros).
  • Un secrétaire général adjoint du gouvernement : 25 millions (2 508 euros).
  • Un chef de cabinet du gouvernement : 20 millions (2 007 euros).
  • Un conseiller des départements ministériel : 15 millions (1 505 euros).
  • Un inspecteur général des départements ministériel : 13 millions (1 305 euros).
  • Un directeur national adjoint : 10 millions (1 004 euros).
  • Un préfet : 8 millions (803 euros).
  • Un sous-préfet : 1 million (100 euros).
  • Un chef de section : 500 000 francs (50 euros), soit le niveau du SMIC.

Une lecture comparative de ces chiffres met en lumière l’asymétrie fondamentale du système économique guinéen. Là où certains perçoivent l’équivalent de plusieurs dizaines de sacs de riz par mois, d’autres agents publics vivent dans une précarité qui nie toute forme de dignité professionnelle.

L’habitat, la santé, l’éducation : les postes invisibles d’une précarité durable

Le coût du logement illustre avec une grande acuité les dynamiques de précarisation rampante qui affectent les populations urbaines à Conakry. À titre d’exemple, le loyer mensuel d’un logement modeste s’élève en moyenne à 300 000 francs guinéens. Il s’agit, dans bien des cas, d’un habitat précaire, implanté dans un quartier densément peuplé, où les normes élémentaires d’hygiène sont largement ignorées, faute d’infrastructures sanitaires adéquates ou de régulation publique efficace. Ces logements, souvent exigus, mal ventilés et mal raccordés aux réseaux d’eau et d’électricité, constituent la seule option accessible pour une large frange de la population. À l’opposé, dans certains quartiers dits résidentiels, bénéficiant d’un meilleur aménagement urbain, les loyers peuvent varier entre 1,5 million et 5 millions de francs guinéens, en fonction des surfaces disponibles ou des commodités offertes, telles que l’accès à l’eau courante, l’électricité permanente, la sécurité ou la proximité de services essentiels.

À cette disparité de l’offre locative s’ajoutent des conditions d’accès particulièrement contraignantes : les bailleurs exigent fréquemment trois mois de loyer versés d’avance, auxquels s’ajoutent une caution ainsi que des frais d’agence, autant d’obstacles qui rendent le logement formel inaccessible pour une majorité de travailleurs précaires. Cette configuration exclut structurellement les jeunes actifs, les femmes seules, ainsi que les familles nombreuses, les reléguant aux marges du tissu urbain, dans des habitations informelles et insalubres. Ces dernières se développent en dehors de tout cadre réglementaire, contribuant à renforcer la fragmentation socio-spatiale de la ville et à entretenir un cycle de vulnérabilité chronique.

Sur le plan sanitaire, la situation est tout aussi alarmante. Malgré les promesses de réforme, la santé reste majoritairement payante. Les hôpitaux publics exigent un paiement dès l’entrée, pour la consultation comme pour les soins. La couverture sociale est réservée à une minorité : agents de l’État, cadres des grandes entreprises, voire certains expatriés. Le reste de la population, soit plus de 70 % des citoyens, doit financer ses soins sur fonds propres ou renoncer à se soigner.

En matière d’éducation, celle-ci tend à devenir un privilège réservé à une minorité. La scolarisation d’un enfant dans un établissement privé représente un coût moyen de 800 000 francs guinéens par mois, un montant hors de portée pour les familles vivant au niveau du salaire minimum. Néanmoins, ce choix est fréquemment assumé par les classes moyennes salariées, qui cherchent à pallier les carences du système public, tant sur le plan de la qualité pédagogique que des infrastructures. Dans de nombreuses zones périurbaines, l’offre éducative publique est soit inexistante, soit gravement déficiente. Cette absence contraint les familles à se tourner vers des établissements privés ou pousse les jeunes à parcourir plusieurs kilomètres pour accéder à une structure scolaire. Ce contexte contribue à creuser une fracture éducative structurelle, dans laquelle seuls les ménages disposant des ressources nécessaires peuvent offrir à leurs enfants une éducation propice à une éventuelle mobilité sociale.

Conclusion : la monnaie comme révélateur d’un ordre social déliquescent

Ainsi, l’analyse du franc guinéen ne saurait se limiter à une question technique de taux de change ou d’inflation. Elle révèle une disjonction profonde entre l’appareil d’État, les institutions financières et les réalités quotidiennes des citoyens. Le franc guinéen, jadis symbole de souveraineté monétaire, est devenu le révélateur d’un système économique profondément inégalitaire, où les mécanismes de redistribution sont inefficaces, voire inexistants.

La désintégration de la valeur monétaire, l’effondrement du pouvoir d’achat, l’hégémonie de l’économie informelle, l’asymétrie des revenus et l’inaccessibilité des services fondamentaux— autant de symptômes qui, mis bout à bout, dessinent une économie de la précarité généralisée. En ce sens, la monnaie ne reflète plus la richesse d’un pays, mais son impuissance à garantir la dignité de ses citoyens.

Par Dre Yassine Kervella-Mansaré, anthropologue