Nul besoin de regarder le reportage: Les routes de l’impossible–Guinée, le territoire des oubliés,  diffusé le 13 décembre 2019 sur YouTube. Nul besoin, car nous sommes les enfants du pays profond. Pour ma part, je les appelle les routes du désespoir national, le visage flagrant qui met à nu notre sous-développement. Le point noir têtu qui vient contredire les propagandes lactées, les woba woaba et les blablas de nos gouvernements.

Lors de mon dernier voyage,  lorsque nous avons dépassé Mamou, ce fut le début du calvaire pour nous, les passagers, et pour la voiture. Les affres de la route nationale abîmée Mamou-Labé en passant par Dalaba et Pita: la poussière, les fosses, les trous et la nausée ! Me concernant, ce n’est pas l’envie de vomir qui m’a démangé, mais un haut le cœur tout autre: l’amertume de subir un isolement territorial politiquement voulu. Je dis ça, je dis rien wo, pourtant les faits sont là, têtus. Trois ans avant, ma femme voulait aller célébrer le baptême au village. J’ai refusé. Pas question de monter dans un taxi acrobatique et secouer un nouveau-né sur ces pistes poussiéreuses. Elle m’en a voulu, mais entre la santé de notre enfant et le folklore familial, j’ai choisi.

Ah, paradis ! Toutes ces routes en mauvais état sont des couloirs de prison à ciel ouvert où on perd son temps, son énergie, sa santé et parfois sa vie. Être malade de la Guinée, c’est avoir mal de voyager sur ses routes impraticables. Être Guinéen lambda, c’est souffrir dans sa chair, entassé comme une sardine dans une Peugeot 505 brinquebalante, secoué jusqu’aux os. C’est arrivé à destination le dos et les reins meurtris. Combien de malades sont morts sur les routes en cours d’évacuation vers Conakry ? Oh macchabé, suis-je le seul à avoir peur que le cercueil attaché en haut sur le porte-bagages d’un véhicule ne tombe ? Combien de fois la dignité de nos parents, de nos malades, de nos morts est atteinte sur ces routes infernales ?

B.a.-ba: le  développement, c’est des routes praticables et entretenues. Kabako ! La route, c’est l’appareil circulatoire, les vaisseaux sanguins du corps social de Guinée. La route, c’est la vie, en mouvement. On y sauve des vies, des biens. Le libre-échange, la libre circulation des personnes et des biens… tout cela n’est possible que par des routes dignes.

Adii sakkitii ! Comment expliquer que dans certaines contrées du pays, nous roulions toujours sur des routes et des ponts hérités de la colonisation ? De l’indépendance à nos jours, nous n’avons pas été capables de construire une autoroute digne de ce nom.

Où est passé l’argent du Programme de Développement Local (PDL) ? Où se trouve l’argent du Plan national de développement économique et social (PNDES) ? Où est la culture des résultats ? Où est la culture du travail bien fait ? Où vont tous les milliards  de nos mines ? À la place du travail sérieux et de la rigueur : amateurisme, mamaya, budget évaporé.  Dans notre pays, on n’entretient pas les routes et les ponts qui rassemblent, on entretient plutôt l’enclavement qui divise.

Demandez à un Guinéen vivant en Europe ou aux États-Unis de citer un souvenir de ses souffrances d’avant… Il vous parlera probablement de ses calvaires sur les voitures embourbées et les  routes embouteillées. Demandez-lui ce qui l’impressionne dans son pays d’accueil — ou même chez nos proches voisins. Il vous citera probablement leurs routes et toutes les prouesses techniques liées : le viaduc de Millau, le pont d’Aquitaine, le pont Chaban-Delmas, le tunnel sous la Manche. Au pays de l’Oncle Sam : les chaussées super larges, où tout est en grand. Au Sénégal : l’autoroute A1.  En Côte d’Ivoire : les autoroutes flambant neuves…

Dans nos campagnes, sur les routes rurales, des associations locales tentent de colmater les défaillances de l’État: un peu de béton mou par-ci, quelques gros cailloux par-là… sur un sol instable: la pluie vient et les enfonce sous terre.

Poro ! Qu’ils viennent, qu’ils viennent les gouvernants, les hérauts, les oracles, les porte-paroles du peuple mordre la poussière, avec nous, et traîner dans la boue – littéralement.

Ah poto poto ! Si seulement pour notre catharsis, nos dirigeants redescendaient sur terre du haut de leur monstrueux 4×4 et se regardaient dans le miroir des flaques d’eau sur les routes nationales dégradées, couraient un marathon expiatoire sur la nationale 5 et se purifiaient dans une des eaux stagnantes et bain de boue (thermales) quelque part dans le pays profond  en cette saison pluvieuse, pour se laver des péchés capitaux de la mal-gouvernance.

Ah koto, si cette route chaotique était un humain, elle aurait l’apparence d’un lépreux perforé de partout ou bien un malade menacé d’arrêt cardiaque. Les routes de l’intérieur notamment la N5 représentent une priorité nationale. Laissez tomber momentanément  le bitumage des routes urbaines. Mettez le paquet dans la construction des routes nationales jusqu’à leur achèvement. La Guinée s’étouffe et s’asphyxie. Laissez les autres vaisseaux, la priorité c’est de soigner les artères et les veines de la Guinée souffrante, celles qui relient le cœur (l’intérieur) au poumon économique (Conakry).

Ah poto, parmi les milles et une façon pour un politique de creuser sa propre tombe: c’est laisser faire les fosses et laisser aller le peuple sur ces routes mortelles.

Quand on est politique sédentaire ou transhumant, on devrait penser à paver son chemin avant et pendant qu’on va paître, car on y repassera peut-être.

L’un des héritages que la postérité retient d’un gouvernant, ce sont les infrastructures — en l’occurrence, les routes. Le reste n’est que du pipo.

Mamadou Lawo