Mon cher Tierno,
Si tu entends, de là où tu es, les échos de notre Guinée, tu dois sûrement sourire de ce rire jaune qui fut toujours le nôtre face aux tragédies. Voilà qu’on nous rejoue, une fois encore, un acte de cette comédie macabre : l’ancien Tigre sort de l’ombre pour lancer l’anathème contre le Fou de Koulé. Il exige que celui-ci soit traduit devant la Cour pénale internationale.
Le fauve, longtemps tapi dans le silence, se découvre aujourd’hui une âme de procureur. Pourtant, il rôdait encore, muet, pendant que le sang séchait sur le bitume. Il veut juger celui qu’il n’a jamais su empêcher. Mais peut-on devenir justicier quand on fut si longtemps complice ?
Le Fou est tombé. Puis il s’est relevé. Fils des hauteurs de la forêt, il se rêvait en conquérant des plaines, en héritier de résistances anciennes. Mais son pouvoir n’aura duré que le temps d’un vertige. Condamné à vingt ans de réclusion pour crimes contre l’humanité après une tuerie de stade qui hante encore les mémoires, il a été gracié en pleine lumière, par un simple décret. Non par le peuple. Par le pouvoir. Sa chute, écrite dès ses premières dérives, s’est vue balayée par les vents de la raison d’État. Une justice construite avec peine s’est écroulée en une signature.
C’est à cet instant que le Tigre s’éveille. Ou du moins, ce qu’il en reste. Lui, si discret au temps des hurlements, s’élève désormais dans la lumière. Mais son rugissement ne fait que soulever la poussière : un froissement sec, un bruit de papier. Un tigre en carton, vestige d’une jungle qui ne fait plus peur à personne.
Lui, jadis à la tête d’une armée sans colonne vertébrale. Lui, présent dans les salons du pouvoir pendant que les corps tombaient dans la rue. Le voilà qui s’indigne. Il exige justice. Il appelle à La Haye. Il demande qu’on le confronte au Fou, dans un face-à-face théâtral où chacun espère effacer sa propre part d’ombre.
Mais cette dénonciation tardive n’est que l’écho final d’un duel ancien. Pour comprendre sa violence, il faut revenir à la scène initiale.
Un jour de septembre, sur les gradins d’un stade devenu cimetière, les balles pleuvent sur une foule désarmée. Plus de cent cinquante morts. Des femmes violées. Une honte ineffaçable. Le Tigre, à ce moment-là, se dit absent. Très loin, dit-il. Trop loin pour entendre. À son retour, il rompt avec le Fou. Il exige une transition. Il demande des arrestations. Mais le mal est déjà fait. La rupture est politique, mais trop tardive pour être morale.
Quelques mois plus tard, une balle dans la tête propulse le Tigre là où le Fou s’était imposé. Le nouveau maître fait le ménage. Il dissout les camps de fidèles, renvoie les soldats dans les casernes, parle d’honneur, de discipline. Il dit qu’un soldat sans formation est un criminel en uniforme. Il dit cela, oui, mais après. Bien après. Le sang, lui, avait déjà coagulé.
Aujourd’hui, le Tigre ressort les blessures d’hier. Il accuse le Fou d’avoir tenté de le salir, de l’avoir mêlé au massacre, de l’avoir visé par rumeur. Une trahison intime, dit-il. Peut-être est-ce là, plus que la justice, qui nourrit sa rage.
Mais écoute bien, Tierno, cette musique dissonante : le Tigre tonne, le Fou gémit, et l’Histoire répond.
Le Tigre : « Il faut le traduire à la CPI. »
L’Histoire : « Et toi, où étais-tu quand tout s’est joué ? »
Le Tigre : « C’est un homme ivre de pouvoir. »
L’Histoire : « Et ceux qui t’entourent aujourd’hui, que boivent-ils donc ? »
Nous assistons au duel absurde de deux frères ennemis. Deux bêtes malades d’un même rêve : posséder un pays sans l’aimer. Le Fou a cru pouvoir dompter la bête. Le Tigre, lui, a cru pouvoir canaliser la folie.
Mais la vérité dépasse leurs silhouettes. Le Fou ne fut pas qu’un fou. Il fut le symptôme purulent d’un système corrompu jusqu’à la moelle. Il n’a rien inventé, seulement porté à son paroxysme la logique d’un pouvoir sans limites. Son procès, en dépit de ses silences et de ses manques, a au moins permis de nommer l’horreur.
Le Tigre ne fut pas qu’un lâche. Il fut le miroir d’une armée hésitante, entre devoir et trahison, entre prestige et peur. Son réveil est trop tardif. Il ne dénonce pas ; il se défend.
Aujourd’hui, le Fou est libre, mais sa folie n’a jamais vraiment quitté les couloirs du pouvoir. Le Tigre rugit, mais sans crocs ni courage. Et nous, peuple de ce pays qu’ils ont tenu à la gorge, restons là, seuls avec nos morts, nos silences, et nos questions. La transition tourne sur elle-même. Le cycle recommence. Et les anciens bourreaux, recyclés, veulent encore jouer les héros.
Alors, vieux fauve, cessez le théâtre. Vos cris ne lavent pas le sang. Votre indignation tardive ne ressuscite rien. On ne réécrit pas l’Histoire avec des postures.
La Guinée mérite mieux. Mieux que des bêtes blessées qui veulent rejouer les sauveurs. Mieux que des figures tragiques qui veulent maquiller leurs crimes en actes manqués. Elle mérite la vérité, toute la vérité. Sans costume. Sans camouflage. Une vérité nue, qui condamne, qui sauve, qui délivre.
Tierno, pardonne-nous. Cette histoire que nous écrivons jour après jour, même toi, tu n’aurais peut-être pas osé l’imaginer. Trop noire pour la fiction. Trop vraie pour le silence. L’absurde et le tragique s’y disputent la scène. Et nous, spectateurs impuissants, gardons encore l’espoir qu’un jour, enfin, la lumière se lève, non sur leurs ombres, mais sur nos enfants.
Un fils de la Guinée qui n’a pas renoncé à l’espoir.
Ousmane Boh KABA