Ah, Conakry ! Cette ville où même les moustiques chantent en mi mineur, où chaque embouteillage devient un festival musical. Si Paris est la ville lumière, Conakry est la ville guitare – parce que chez nous, tout le monde gratte : les musiciens grattent les cordes, les politiciens grattent le pouvoir, les citoyens grattent les fonds de marmite. Wallahi !

Car ici, mes chers amis, nous avons réinventé les transports en commun. Fini les bus de la SOGETRAG ! Terminé les bolides de la SOGETRANS ! Adieu le Conakry Express ! Place à la guitarisation collective des masses.

Au lever du soleil – ce disque d’or qui semble se moquer de notre misère dorée – les Cona-crieurs sautent de leurs lits et se positionnent stratégiquement au bord des routes, instruments invisibles à la main, et là commence le ballet quotidien.

Guitare solo pour Sonfonia ! Un jeune homme mime l’instrument avec une dextérité qui ferait pâlir Jimi Hendrix. Les doigts courent sur des cordes imaginaires, le poignet ondule, la tête balance. « Soooonfoniaaaa ! » hurle-t-il, prolongeant les voyelles comme une note qui refuse de mourir.

Guitare basse pour Bambéto ! Un malabar bègue, frappe l’air de ses mains calleuses, reproduisant les rythmes graves et pesants. « Bam-bam-Bambéto ! » Les vibrations se propagent dans l’atmosphère saturée d’espoir et de gaz d’échappement.

La guitare flamenco pour Flamadina ! Là, c’est du grand art. Une jeune femme, foulard noué autour de la tête, exécute des mouvements dignes d’une danseuse andalouse. Ses mains claquent, ses pieds martèlent le bitume défoncé. « Mètère, Flamadina ? »

Et la guitare acoustique pour Anta ! Plus douce, plus mélancolique. Un jeune homme fredonne en grattant l’air avec délicatesse, comme s’il caressait les cordes d’une Gibson invisible. « Antaaa…? »

Cette chorégraphie quotidienne, mes amis, rend tout le monde heureux. Enfin, « heureux » est un bien grand mot. Disons plutôt qu’elle maintient tout le monde dans un état second, quelque part entre l’hilarité nerveuse et la résignation joyeuse. Car dans ce pays, voyez-vous, nous avons TOUT. Absolument tout ! Sauf… l’essentiel.

Pas de transports en commun fonctionnels ? Qu’importe ! Nous avons des guitaristes de rue, des taxis endiablés. Pas d’eau potable à Wanindara ? Bah ! La musique désaltère l’âme. Pas d’électricité à Tobolon? Qu’à cela ne tienne ! Les concerts acoustiques n’ont jamais eu besoin d’amplificateurs.

Mais nous avons notre Général bien-aimé. Ah ! Le Grand Généralisateur qui, LUI, contrairement à ces bavards de démocrates qui papotent à longueur de tribunes, ne parle pas. Il AGIT. Pourquoi gaspiller sa salive précieuse quand on peut tout dire à l’avance ? Il a appliqué à la politique le principe du musulman prévoyant qui fait toutes ses prières à l’avance – une banque de dévotions pour les heures à venir. De même, notre homme s’est constitué une banque de discours inépuisables, prononcés en 2021 et valables jusqu’en 2050. À fakoudou ! Après tout, pourquoi parler aujourd’hui de ce qu’on a déjà dit hier pour demain ?

Et puis, il va se présenter, naturellement. Comment pourrait-il en être autrement ? Nous voterons pour lui après l’avoir vu déployer ses talents de danseur lors de la fameuse Mamaya de cancans. Cette danse traditionnelle où les bottes militaires remplacent avantageusement les chaussures vernies, où les médailles cliquettent en rythme, où la chorégraphie martiale épouse les courbes sinueuses de l’ambiguïté politique. Mais chat ne fait rien ! Hé Kéla !

Depuis qu’il n’y a plus d’opposition, personne ne se fait plus botter. Le calme est revenu. La paix des cimetières, la tranquillité des bibliothèques désertées, le silence des consciences anesthésiées. Ah, la belle sérénité ! On va voir la suite. Ou plutôt, on va la vivre. À fakoudou !

L’autre jour, attablé devant une thermos de café ranci, j’ai entendu quelqu’un lâcher cette sentence : « Un prisonnier qui se porte candidat pour le trône, du fond de sa cellule, chat c’est bon pour le pays. Quand le prisonnier deviendra roi, le roi deviendra prisonnier. Chat c’est sûr ! »

L’assemblée a éclaté de rire. Ce rire guinéen, mi-amer mi-libérateur, qui grince comme une porte rouillée mais qui vous sauve de la folie.

Et pourtant, l’Histoire nous enseigne que ce paradoxe n’est pas une exclusivité guinéenne ! Souvenons-nous de Nelson Mandela, vingt-sept ans de captivité à Robben Island avant de devenir président d’Afrique du Sud en 1994. Ou encore de Jomo Kenyatta, emprisonné par les Britanniques, devenu premier président du Kenya. Et que dire de l’empereur Napoléon III, prisonnier après Sedan ? L’inverse aussi existe : le président Hissène Habré du Tchad, jadis au pouvoir, finit ses jours en prison au Sénégal, condamné pour crimes contre l’humanité.

Nous sommes donc dans un continent de vice-versa, où le retour à l’ordre constitutionnel n’est que le retour d’une constitution ordonnée – ordonnée au sens militaire du terme, avec des bottes cirées et des kalachnikovs bien huilées. Hé Kéla !

Après tout, Simandou deux mille carences est en marche. Merci à DJ Diakité pour ses formules d’une perspicacité diabolique. Ce programme gigantesque qui devait nous enrichir tous – tous ! – et qui finalement nous enrichit d’expériences métaphysiques sur la nature humaine et la cupidité internationale.

Car on nous répète à l’envi : la Guinée est riche ! Très riche même ! Bauxite, or, diamants, fer, café, mayonnaise, mangues, manganèse… Un inventaire qui ferait saliver Wall Street. Seulement voilà : cette richesse théorique ne se matérialise pas encore dans nos assiettes. Nous continuons de manger du riz coloré et des haricots philosophiques qui nous enseignent la patience et la constipation chronique.

Dans nos chaumières qui commencent tout juste à savourer le charme sporadique du courant électrique, nous sommes des pauvres hères, riches de potentiel. Des milliardaires virtuels qui mendient de l’eau potable. Des nababs futurs qui comptent leurs francs guinéens comme on compte les grains de sable d’un désert d’espoir.

Je dois vous raconter l’histoire de tanti Aïssatou, ou Aïe-ça-chatouille !, ma voisine, femme de caractère et de résilience. L’autre soir, alors que l’électricité avait décidé de prendre un repos prolongé, elle a sorti une vieille bougie, héritée de sa grand-mère.

« Cette bougie, m’a-t-elle dit avec un sourire en coin, a éclairé trois régimes, deux coups d’État, la dévaluation du CFA et d’innombrables promesses électorales. Elle est plus fiable que n’importe quel ministre de l’Énergie ! »

Elle l’a allumée avec une solennité quasi-religieuse, et dans sa lueur vacillante, son visage buriné s’est illuminé d’une sagesse ancestrale : « Tu vois, mon petit, nous les Guinéens, nous sommes comme cette flamme. On nous souffle dessus, on nous secoue, on nous oublie dans un coin sombre, mais nous continuons de brûler. Et un jour, inch’Allah, nous serons cette source qui illuminera l’Afrique entière ! »

J’ai souri. Parce qu’au fond, dans ce pays de guitaristes forcés et de généraux silencieux, dans cette nation où les prisonniers rêvent de trônes et les rois craignent les cellules, l’espoir lui-même est devenu une forme de résistance poétique.

Alors oui, guitarisons-nous, mes amis ! Mimons nos instruments ! Et continuons de rire, car comme disait Nietzsche – qui n’a jamais mis les pieds à Conakry mais qui aurait adoré notre sens de l’humour existentiel : «Rire, c’est se réjouir d’un préjudice, mais avec bonne conscience. » À Fakoudou !

Sambégou Diallo

Billet

Un chat m’a Conté

La Guinée, c’est ça :

-un peuple qui joue encore et encore, même quand toutes les cordes sont rompues.

-un peuple qui rit dans la pénombre, qui danse dans les embouteillages, et qui chante avec la bouche vide.

SD