Reporters agressés et arrêtés, médias fragilisés par la désinformation, lois liberticides, chute des revenus des journalistes… La pandémie de coronavirus aura été le miroir des immenses difficultés et défis auxquels est confronté le journalisme en Afrique subsaharienne, où 23 pays sur 48 (soit deux de plus qu’en 2020) apparaissent désormais en rouge ou en noir sur la carte du Classement mondial de la liberté de la presse, c’est à dire dans les zones où la situation de la liberté de la presse est considérée comme difficile, voire grave.
Le rôle des journalistes africains et leur contribution à l’avènement de démocraties reposant sur un débat public factuel et pluriel est encore loin d’être une évidence dans leurs pays respectifs. La crise du coronavirus en aura été le sinistre révélateur. Plutôt que de laisser les journalistes exercer leur mission d’information, plus que jamais indispensable durant cette période, les autorités ont multiplié les actes visant à contrôler la communication sur ce sujet et souvent laissé prospérer, voire directement contribué à l’hostilité et à la défiance vis-à-vis de celles et ceux qui ont tenté de produire des informations de manière indépendante.
Le journalisme, victime collatérale du coronavirus
Entre le 15 mars et le 15 mai 2020, RSF a enregistré trois fois plus d’arrestations et d’agressions de journalistes en Afrique subsaharienne que sur la même période un an plus tôt. De nombreux pays, y compris parmi les démocraties les plus avancées du continent, ont eu recours à la force et à la loi pour empêcher les journalistes de travailler. La couverture des mesures de confinement aura valu une jambe cassée à un journaliste de RDC (149e, +1), des tirs de balles en caoutchouc contre l’une de ses consoeurs en Afrique du Sud (32e, -1) et 11 mois de prison au directeur d’une webtélé du Rwanda (156e, -1), finalement relaxé en mars dernier. Cette recrudescence des exactions est venue rappeler que les journalistes africains restent encore trop souvent perçus comme des ennemis à contrôler ou à réprimer plutôt que comme des alliés pour affronter les défis et crises contemporaines. Cette augmentation notable des atteintes se reflète dans la dégradation de 13 % de l’indicateur exactions du Classement par rapport à l’année dernière et contribue à ce que l’Afrique demeure, en 2021, le continent le plus violent pour les journalistes selon la méthodologie utilisée par RSF.
La place et la reconnaissance accordée au journalisme d’investigation est également toujours très limitée. Révéler des informations compromettantes sur la gestion de l’épidémie a ainsi pu conduire leurs auteurs en prison, comme ce fut le cas au Zimbabwe (130e, -4) pour le journaliste d’investigation Hopewell Chin’ono, dont l’arrestation est intervenue après qu’il a mis au jour un scandale de détournement d’argent public dans l’acquisition de matériel destiné à lutter contre l’épidémie. Aux Comores (84e, -9), la journaliste Andjouza Abouheir a été menacée de poursuites après avoir démontré que l’absence de cas sur l’archipel était liée à des prélèvements qui n’avaient toujours pas été analysés.
Plus généralement, la pandémie a contribué à affaiblir un peu plus l’indépendance des journalistes et le rapport qu’entretiennent les sociétés avec la vérité factuelle. En Tanzanie (124e), la couverture des conséquences de la crise sanitaire a été rendue pratiquement impossible face au déni de réalité des autorités (cf. encadré). Le pays a refusé de commander des vaccins, tout comme le Burundi (147e, +13), dont le président Pierre Nkunrinziza est décédé quelques semaines après que sa femme a contracté la Covid-19. Plusieurs pays comme l’Afrique du Sud, le Botswana (38e, +1) ou encore l’Eswatini (141e) ont également criminalisé la diffusion de “fausses informations” en lien avec cette maladie en punissant les auteurs des publications de peines de prison.
Des journalistes considérés comme des cybercriminels
Face à la désinformation, l’Afrique n’a pas échappé au manque criant de transparence et d’efficacité des politiques de modération menées par les grandes plateformes. Pire, ces dernières se sont parfois rendues coupables d’actes de censure contre les journalistes eux-mêmes. The Continent, l’un des hebdomadaires sud-africains les plus réputés, a ainsi vu son compte Twitter suspendu, à l’instar d’au moins quatre journalistes, pour avoir relayé une prise de position de Bill Gates sur la propriété intellectuelle des vaccins ou dénoncé la décision du réseau social de bloquer le compte du média. En se plaçant en apprenti régulateur de l’information sans en avoir la légitimité et sans garde-fous démocratiques, les plateformes font peser des risques sur la liberté d’informer.
La réponse des gouvernements africains face à ces enjeux n’offre pas plus de garanties – au contraire. Les nouveaux textes adoptés à grande vitesse ces dernières années sous couvert de lutte contre les infodémies représentent autant d’armes qui peuvent être utilisées pour réduire les journalistes au silence. Au Bénin (114e, -1), une réforme du Code du numérique apparaît incontournable depuis que le journaliste d’investigation Ignace Sossou a été condamné à six mois de prison ferme pour avoir publié, sur Twitter, des propos qui avaient pourtant bel et bien été tenus par un procureur de la République. La nouvelle loi sur la cybercriminalité au Niger (59e, -2) a aussi entraîné la détention d’une blogueuse, tandis qu’au Sénégal (49e, -2), le code de la presse qui entre progressivement en vigueur maintient des sanctions pénales très lourdes pouvant aller jusqu’à deux ans de prison pour des faits de diffamation. Une évolution d’autant plus inquiétante qu’aucun nouveau pays africain n’a mis fin aux peines privatives de liberté pour des délits de presse en 2020 comme le réclame RSF, notamment en RDC ou en Somalie(161e, +2). Ces deux pays totalisent à eux seuls 25 % des détentions arbitraires de journalistes enregistrées par notre organisation en 2020 en Afrique subsaharienne.
Changements de pouvoir : les espoirs déçus
L’absence de progrès sur les réformes légales tant attendues en Gambie (85e, +2), au Zimbabwe, au Soudan (159e), en Angola (103e, +3) ou encore en RDC témoignent aussi de pesanteurs inquiétantes dans des pays qui ont récemment connu des changements de pouvoir ou la chute d’autocrates aussi connus pour leur longévité au pouvoir que pour leur rôle de prédateurs des médias. Parmi eux, l’Ethiopie (101e, -2) enregistre pour la première fois un recul au Classement depuis l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed, en 2018. Alors que les autorités ont arrimé leur communication au lancement de leur propre initiative de “fact-checking”, les journalistes ont longtemps été empêchés de se rendre dans les zones des conflits qui secouent le pays. Certains ont été menacés, d’autres arrêtés.
Le journalisme reste une activité dangereuse sur le continent, notamment en marge des scrutins ou des mouvements sociaux. En Ouganda (125e), la réélection de Yoweri Museveni après 35 ans de pouvoir s’est accompagnée d’une recrudescence massive des exactions commises contre les journalistes, tandis qu’au Congo (118e), Denis Sassou Nguesso a remporté un quatrième mandat consécutif avec un journaliste arbitrairement détenu dans les geôles de son pays. En Afrique de l’Ouest, le Nigeria (120e, -5) fait désormais partie des pays les plus dangereux. Depuis 2019, trois journalistes ont été tués en toute impunité alors qu’ils couvraient des manifestations. Enfin, l’année écoulée n’aura apporté aucune réponse sur le sort des 11 journalistes détenus en Erythrée (180e, -2), de nouveau dernière du Classement, 20 ans après la grande vague de répression qui avait mis fin à tous les médias indépendants et conduit les journalistes en prison ou à l’exil.
Reporters sans frontières