Ce jeudi 1er juillet, la Chine célèbre avec boucan le centenaire du Parti communiste chinois, PCC. Une formation politique créée en 1921 pour faire la Révolution et prendre le pouvoir. Un siècle plus tard, le PCC est aux manettes du pays depuis plus de soixante-dix ans. Son secrétaire général, Xi Jinping, dirige la deuxième économie mondiale. Dans le même temps, il multiplie les références au passé révolutionnaire maoïste. Que faut-il comprendre ?
C’était en 2013. Xi Jinping venait d’accéder au pouvoir suprême. Le nouveau numéro un chinois encourageait alors ses plus proches conseillers à lire un ouvrage inattendu : L’Ancien Régime et la Révolution, d’Alexis de Tocqueville. Son bras droit, Wang Qishan, fraîchement désigné patron de la « lutte anti-corruption », ne tarissait pas d’éloges sur ce récent succès de librairie en Chine. Xi y voyait-il la meilleure analyse pour se débarrasser d’un régime féodal ? Bien au contraire. Aux yeux du président, le livre de Tocqueville montrait à merveille comment éviter au Parti communiste chinois le sort de la royauté française. Louis XVI a voulu libéraliser son régime ? Il a autorisé le débat public ? Il a laissé son Premier ministre Necker organiser des États généraux avec des représentants du peuple ? Que d’erreurs fatales !
Le Parti communiste selon Xi doit pouvoir empêcher toute révolution contre lui. L’ouverture politique, même modérée, signe son arrêt de mort. C’est aussi la grande leçon de la chute de l’URSS pour l’actuel dirigeant chinois, qui parle avec le plus grand mépris de la « soi-disant Glasnost ». Ni Louis XVI, ni Gorbatchev ! Le Parti ne saurait tolérer de « société civile ». Il doit réprimer sans état d’âme tout mouvement de contestation, de Tiananmen à Hong Kong. Tout cela fait-il de Xi Jinping un dirigeant « contre-révolutionnaire » ?
L’ADN de la Révolution russe
Cela dépend de quelle « Révolution » on parle. Comme tous les dirigeants communistes en Chine, Xi ne remet pas en cause l’ADN du Parti depuis sa fondation : la Révolution russe d’octobre 1917. Le premier congrès du PC chinois, qui se déroule dans une maison en brique rouge à Shanghai du 23 au 30 juillet 1921, est une initiative soviétique. Il doit tout à Grigori Voïtinski, envoyé du Komintern, l’internationale communiste aux ordres de Moscou. Le bolchévique a réuni des anarchistes et des communistes de Chine du Nord, sous la direction de l’intellectuel socialiste Chen Duxiu, figure majeure du Mouvement anticolonialiste du 4 mai 1919.
Le patron utilisé pour tailler le costume du PCC est le modèle léniniste : un parti fort, discipliné et dirigé par une avant-garde de « professionnels » de la Révolution. Objectif : la conquête du pouvoir absolu. Le Parti est omniprésent : il a un rôle dirigeant à tous les échelons de l’État et dans tous les domaines de la société. C’était le plan en 1921. C’est encore vrai en 2021.
« Le Parti est toujours, aujourd’hui, au cœur du processus de décision de politique intérieure et extérieure », écrit la sinologue Alice Ekman dans son livre Rouge vif, l’idéal communiste chinois (L’Observatoire, 2020). Les organisations du PCC sont présentes dans plus de 95% des institutions gouvernementales. Des cellules du Parti existent dans 90% des compagnies d’État et désormais dans la moitié des entreprises privées.
Une « expérience précieuse »
Dans l’ADN révolutionnaire de Xi, il n’y a pas que Lénine. Mao est aussi pour lui une inspiration structurante. Peu après son arrivée au pouvoir, Xi Jinping a rapidement remis au goût du jour l’idéologie rouge. La Révolution culturelle lancée par le Grand Timonier en 1966 ? Une « expérience précieuse ». La période maoïste de 1949 à 1976 ? « Vingt-sept années de grandes réalisations, aux résultats impressionnants ». Voilà ce qu’on peut lire dans la nouvelle édition de la très officielle Brève Histoire du Parti communiste en Chine, publiée début 2021 par le pouvoir central.
L’édition précédente datait de 2010, du temps de l’ex-président Hu Jintao. Le ton était bien différent : Mao était alors présenté comme « responsable » de la Révolution culturelle, qualifiée de « désastre » pour le peuple chinois. Soit exactement la lecture de l’Histoire voulue par Deng Xiaoping au début des années 1980 après le procès de la « Bande des Quatre » : « La Constitution chinoise de 1982 tourne le dos à la Révolution maoïste », rappelle l’historienne Xiaohong Xiao-Planes, professeur émérite à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).
L’édition de la Brève Histoire du Parti voulue par Xi Jinping reflète l’inverse : le président ne veut plus marcher dans les pas de Deng. Il évite désormais de critiquer le Grand Timonier. Mao est décrit comme celui qui a mené une « guerre incessante contre la corruption, les privilèges et la mentalité bureaucratique dans les rangs du Parti ». « Nombre d’idées correctes sur la façon de construire une société socialiste n’ont pas été appliquées, ce qui a conduit à une forte agitation interne. » Voilà Mao dédouané. Ce qui permet à Xi Jinping de s’inscrire dans son sillage avec l’actuelle « lutte anti-corruption », cette immense purge sans fin contre ses opposants, lancée en 2013. La comparaison n’est pas anodine : la Révolution culturelle fut d’abord une opération de reconquête du pouvoir absolu sur un Parti qui échappait à Mao depuis la tragédie meurtrière du Grand Bond en avant (1958-1960).
« Révolution culturelle 2.0 »
À l’heure du centenaire du Parti, malheur à qui ose s’écarter de la nouvelle doxa. Pas touche à la sacro-sainte histoire du PCC comme à celle de la « Chine nouvelle » fondée en 1949 ! Interdit de « dénigrer les héros et martyrs de la Révolution » ! Sus à la « négation de la culture révolutionnaire » ! Le numéro un chinois a ainsi lancé une campagne pour dénoncer le « nihilisme historique ». Le terme désigne toute tentative d’utiliser le passé pour remettre en question le « rôle dirigeant » du Parti ou du caractère inévitable du « socialisme à la chinoise ». Le 14 avril dernier, le Bureau d’État de l’information sur internet a d’ailleurs créé un espace spécial dédié à la délation.
Outre la réécriture de l’Histoire, la politique menée par Xi Jinping peut faire penser à Mao. Culte de la personnalité, « chants rouges », autocritiques publiques, campagne d’éducation à l’histoire du Parti, ambiance de terreur politique où personne n’ose rien dire… Même si la Chine d’aujourd’hui est très loin du déchaînement de violence vertigineuse des années 1966-1969, assiste-t-on à une « Révolution culturelle 2.0 » ? L’expression est séduisante. Au lieu de servir des journaux muraux à grands caractères, les fameux dazibaos des années 1960, Xi utilise les nouvelles technologies. Il impose, à travers les applications mobiles, l’étude de la « pensée Xi Jinping », inscrite dans la charte du Parti dont il est devenu le « noyau dur » en 2016.
« Ce qui rappelle un peu la Révolution culturelle, c’est la suspicion envers les étrangers, les forces occidentales hostiles, ajoute Alice Ekman, qui est aussi analyste responsable de l’Asie à l’Institut des études de sécurité de l’Union européenne (EUISS). Une hotline existe si vous voyez un étranger suspect. Les villes se vident : la population étrangère de Pékin et de Shanghai est en forte baisse. La Chine est devenue un pays plus critique et suspicieux envers les Occidentaux.»
La rédemption plutôt que la Révolution
Pourquoi de telles références « révolutionnaires » ? Pourquoi Xi minimise-t-il les crimes du Grand Timonier ? Pourtant, sa famille a particulièrement souffert de la répression maoïste. Son père, Xi Zhongxun, malgré son pedigree de révolutionnaire historique et de haut dignitaire de la Chine populaire, a été emprisonné comme « droitier » de 1962 à 1975 par Mao. L’une des sœurs de Xi se serait suicidée pour éviter la torture des gardes rouges durant la Révolution culturelle. Xi Jinping lui-même est envoyé longtemps à la campagne dans le Shaanxi.
Cependant, le futur président chinois n’en tire pas de haine infinie contre le Parti ou Mao. Bien au contraire. « Dès son plus jeune âge, Xi voit que le Parti a une vérité, explique Alex Payette, sinologue et PDG de Cercius Group, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Le Parti nous punit mais quand on s’est réformé, le Parti nous récompense. Il faut donc se soumettre à lui. »
Cette foi quasi religieuse dans une rédemption au sein du Parti est fondamentale chez Xi. En fin de compte, c’est moins la Révolution qui lui importe – le numéro un chinois n’est pas adepte des mouvements de masse ni du chaos révolutionnaire maoïste. Il apprécie l’ordre comme Deng Xiaoping. L’essentiel, à ses yeux, se trouve dans la communion avec un Parti rêvé : l’image d’Épinal du premier PCC des années 1920, quand il n’était pas encore au pouvoir. Ses cadres étaient exemplaires et l’organisation politique avait le soutien de la population dans sa lutte contre un Kuomintang corrompu, le parti nationaliste de Chiang Kaï-shek qui sera vaincu au terme de la guerre civile en 1949. Les valeurs morales ? La capacité à affronter les obstacles, l’impératif de la discipline et de la délation.
« Pour Xi Jinping, l’abandon des fondements du maoïsme a mené à la décadence du Parti, analyse Alex Payette. En 2012, il voit plein de corruption, des pseudo-royaumes provinciaux comme dans les années 1950. Dans un Parti en déchéance, il reprend ce que Mao disait dans les années 1960 : il faut rectifier les effectifs dans le Parti. Xi Jinping tente de remettre l’esprit de Parti à l’intérieur de la vie du PCC où il était surtout question d’économie et de développement sous Hu Jintao. »
Foi dans le Parti et loyauté absolue au leader suprême, voilà sans doute tout ce qui compte dans l’esprit de Xi Jinping, un siècle après la fondation du PCC. « Le 100e anniversaire est une série de rites pour maintenir les traditions au pouvoir, le Parti au pouvoir, remarque Alice Ekman. Ce n’est pas une célébration avec un cadre de réflexion intellectuel. Il n’y a pas de session d’études sur l’avenir du Parti qui vise à réfléchir sur un Parti qui s’adapte à la modernité. Il s’agit de s’assurer que le Parti rentre définitivement dans les cerveaux par des symboles. » Ainsi soit-il.
Joris Zylberman, Rfi.fr