Chaque année, la Société minière de Boké, une compagnie dirigée par l’homme d’affaires Fadi Wazni, extrait (et exporte) plus de 30 millions de tonnes de bauxite du sous-sol guinéen, ce qui en fait un contributeur majeur au budget de l’État. Pourtant, ses bénéfices imposables en Guinée sont bien maigres au regard de ceux d’une autre société du consortium, installée dans les paradis fiscaux. Enquête sur les « délices » de l’optimisation fiscale.
C’est une perforation béante de l’océan dans la terre, qui se prolonge en fins lacets entre mangroves et forêts. Le fleuve Rio Nunez est un couloir de communication stratégique en Guinée. Au XIXe siècle déjà, les navires de commerce européens y convoient huile de palme, ivoire, esclaves1 ou caoutchouc. Plus récemment, ce cours d’eau surtout praticable de l’Atlantique jusqu’à la ville de Boké, épicentre d’un trésor de bauxite situé à 250 km au nord-ouest de la capitale Conakry, a inspiré une toute jeune société minière. Le Rio Nunez est ainsi devenu, dans le jargon des affaires, une « solution logistique » pour « déverrouiller » la richesse minérale.
Depuis 2017, les villageois riverains du Rio Nunez assistent ainsi aux va-et-vient continus d’imposantes barges. À leur bord, jusqu’à 8 000 tonnes de bauxite rouge-rose concassée. Ce minerai utilisé pour fabriquer l’aluminium est transporté jusqu’à l’embouchure du fleuve, transbordé sur des cargos puis exporté en Chine, premier producteur et premier consommateur mondial d’aluminium.
L’idée a mûri dans l’esprit de Fadi Wazni, un des trois actionnaires de la Société minière de Boké (SMB), qui a surgi dans le paysage minier guinéen en 2014. À ses côtés, le groupe chinois China Hongqiao, leader mondial de l’aluminium, et l’armateur singapourien Winning Shipping. Juriste français et petit-fils d’un commerçant libanais de Kenema, site diamantifère sierra-léonais, Fadi Wazni s’installe en Guinée en 1995 et ne tarde pas à régner sur le secteur de la logistique. Mais la mine reste son terrain de prédilection. De sa première incursion dans le secteur, en 2006, en tant qu’actionnaire de l’exploitant de bauxite australien Alliance mining commodities (AMC), il apprend – beaucoup. Il se lie surtout avec des investisseurs chinois qui n’ont pas réussi à s’entendre avec AMC. Un pied dans la diplomatie – il est Consul honoraire des Pays-Bas –, un autre au palais présidentiel de Sékhoutouréyah – il est réputé proche de la famille du président Alpha Condé –, Fadi Wazni revendique un goût pour « l’ordre, la discipline ».
La politique du fait accompli
C’est la flotte de camions de sa société, United Mining Supply (UMS), qui achemine la bauxite, 24h/24, 7j/7, des plateaux miniers aux deux ports minéraliers bâtis au pas de charge – comme les routes et les ponts de la SMB – sur chaque rive du Rio Nunez. Car la nouvelle société minière veut aller vite, quitte à opter pour la politique du fait accompli. Le 20 juillet 2015, un an après sa création, elle organise à Boké une « cérémonie d’exportation » de la première tonne de bauxite, présidée par Alpha Condé en personne. Pourtant, le consortium n’a obtenu son permis d’exploitation que treize jours plus tôt. « J’ai tout organisé alors que je n’avais pas encore le permis », nous confiait en septembre 2017 un Fadi Wazni tiré à quatre épingles, chapelet en main, contemplant de son bureau l’océan virant au bleu sombre par gros temps. L’entrepreneur a réussi son coup : il obtient le feu vert des autorités, notamment les permis indispensables pour décaper les collines et extraire la bauxite, dans des délais à faire pâlir d’envie les majors du secteur.
Très vite, la toute nouvelle société s’impose comme le premier producteur guinéen de bauxite. Elle se hisse même à la troisième place des producteurs mondiaux, derrière les géants américain Alcoa et anglo-australien Rio Tinto. Depuis 2017, elle exporte chaque année entre 30 et 35 millions de tonnes de minerai2, qui alimentent les raffineries chinoises. « Si notre consortium a pu démarrer puis faire croître sa production de manière exponentielle en trois ans, c’est qu’il n’a pas manqué la fenêtre de tir apparue en 2014 : des prix élevés, un soutien financier de la Chine […] et l’appui des autorités guinéennes », expliquait en 2019 le Français Frédéric Bouzigues, directeur général de la SMB, à Jeune Afrique3. La société est même devenue, en 2018, le premier contributeur au budget de l’État guinéen, avec près de 130 millions de dollars de versements4. Une ascension fulgurante qui a tout, en apparence, d’une success story « gagnant-gagnant ».
La SMB paie effectivement, chaque année et conformément au code minier, d’importantes taxes sur l’extraction et l’exportation de la bauxite. Mais contribue-t-elle réellement à la mesure des profits que ses actionnaires tirent de l’exploitation de ces gisements ? Pas si sûr. La faiblesse de son chiffre d’affaires et des bénéfices réalisés en Guinée est frappante, au regard des énormes volumes de minerai arrachés au sous-sol guinéen.
Une production bradée ?
Pour s’en convaincre, il suffit de comparer ces quelques informations financières aux résultats de la Compagnie des bauxites de Guinée (CBG), opérateur historique et deuxième producteur du pays5. Entre 2017 et 2019, cette société a réalisé un chiffre d’affaires annuel moyen de plus de 400 millions de dollars. Un montant équivalent, et parfois supérieur, à celui de la SMB dont le volume de bauxite exportée est pourtant près de trois fois plus important. En 2018, la CBG a même réussi la performance de clôturer l’année avec un bénéfice avant impôt de 144 millions de dollars, un résultat sept fois supérieur à celui de la SMB, malgré des coûts de production bien plus élevés.
Une simple règle de trois entre chiffre d’affaires et volumes exportés permet d’expliquer cette rentabilité apparemment bien médiocre du premier producteur guinéen de bauxite : entre 2017 et 2019, la SMB vend la tonne de minerai à un prix moyen de 9 à 12,5 dollars, quand la CBG en obtient entre 28 et 35 dollars, en ligne avec les prix du marché6. La SMB braderait-elle sa production ?
Interrogée par Afrique XXI, la compagnie s’en défend et s’abrite derrière des contrats de vente « validés par l’administration guinéenne », qui « respect[ent] un cadre légal et les principes de concurrence ». Elle confirme, pour la période, un prix moyen de 12,4 dollars la tonne. Et précise surtout que ses prix de vente s’entendent « delivered at Terminal », c’est-à-dire au départ du port fluvial, et non chargée à bord des navires, comme c’est le cas pour ses concurrents. Pour autant, en indiquant « un ordre de prix » de 22 dollars la tonne lorsque la bauxite est livrée à bord des cargos, la SMB reste en deçà – d’environ 10 dollars – du marché du minerai guinéen. De fait, elle réduit son chiffre d’affaires et donc son résultat imposable en Guinée, au plus grand bénéfice de ses clients. Et c’est là qu’une plongée dans l’organigramme du consortium, que nous avons reconstitué (ci-dessous), permet d’y voir plus clair.
Organigramme du consortium SMB-Winning.
En décortiquant ce mécano très sophistiqué de filiales spécialisées et de holdings en cascade, on découvre combien les propriétaires de la SMB apprécient les terres exotiques, des Seychelles aux Îles Caïmans, avec une attirance particulière pour les Îles Vierges britanniques. C’est dans cet archipel volcanique des Caraïbes, très prisé pour sa discrétion et sa fiscalité clémente – on n’y paie pas d’impôt sur les bénéfices ou sur les dividendes –, que les trois partenaires du consortium sino-singapouro-guinéen ont domicilié nombre de leurs sociétés. Parmi celles-ci, Africa Bauxite Mining Compagny Ltd (ABM), spécialisée dans le négoce de la bauxite, et dans laquelle au moins un des actionnaires de SMB, China Hongqiao, a des parts significatives. Son rôle ? Comme tout trader de matières premières, acheter et revendre, en prenant éventuellement en charge tout ou partie des coûts de transport. Sauf que dans le cas présent, elle achète une grande part du minerai de SMB, son principal fournisseur, en dessous des prix du marché. Jackpot assuré à la revente !
D’après les documents consultés par Afrique XXI, le bénéfice cumulé de cette seule société offshore atteint 740 millions de dollars, non imposables, pour les années 2017 à 2019. Si on ajoute les 60 millions de dollars de bénéfices d’une autre société de négoce détenue par les trois actionnaires de la SMB, GTS Global Trading Pte Ltd, domiciliée à Singapour, ce sont 800 millions de dollars de profits qui auront été réalisés en seulement trois ans dans le transport et la revente de la bauxite guinéenne. C’est, sur la même période, près de vingt fois le bénéfice cumulé de la SMB, qui, elle, est imposable en Guinée.
Manque à gagner pour l’Etat guinéen
Ces chiffres donnent le vertige et interrogent sur les pratiques d’optimisation fiscale de la société. « Chaque taxe, chaque centime payables à cause de nos activités, nous les payons », affirmait Frédéric Bouzigues en 2017 devant la presse guinéenne7. Pourtant, chaque dollar par tonne d’écart entre le prix de vente de la bauxite et le prix de marché prive l’État guinéen d’une dizaine de millions de dollars de recettes fiscales. Ainsi, si la SMB vendait le minerai 8 à 10 dollars de plus par tonne pour se rapprocher des prix du marché, son résultat annuel brut atteindrait 325 à 400 millions de dollars. Le fisc guinéen y gagnerait chaque année de 90 à 120 millions de dollars supplémentaires, au titre du seul impôt sur les sociétés. Cette somme représente entre 5 et 8 % du total des recettes fiscales de l’État guinéen et l’équivalent de son budget de la santé8. Et comme la SMB semble ne pas être le seul opérateur minier à vendre sa production en-dessous des prix du marché, c’est la capacité – ou la volonté – des autorités guinéennes à contrôler le secteur minier qui est questionnée.
A Conakry, ces pratiques n’ont pas échappé à la Direction nationale des impôts qui s’est, un temps, penchée sur les comptes de la SMB. L’entreprise a ainsi fait l’objet d’un contrôle fiscal couvrant ses deux premières années d’exploitation, 2016 et 2017. La procédure, restée confidentielle, s’est conclue en 2019 par une reconstitution du chiffre d’affaires de la société minière et par la réclamation de 300 millions de dollars d’impayés. Et puis plus rien. Aucune suite. Jusqu’à ce que le dossier ressorte des tiroirs à la faveur du coup d’État intervenu en Guinée le 5 septembre 2021. Le président Alpha Condé est alors déposé par le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, ex-commandant des forces spéciales, qui prend les rênes du pouvoir. Et les langues se délient.
Ainsi, dans un rapport consacré aux prix de transfert9, adressé dans la foulée du putsch au nouveau ministre du Budget, Moussa Cissé, et consulté par Afrique XXI, des cadres de l’ancienne administration pointent les stratégies des miniers pour éviter l’impôt. Parmi lesquelles celle-ci : « Quand l’actionnaire majoritaire, le gérant décideur ou toute autre personne […] influent sur la baisse substantielle ou modérée du prix de vente […] et se portent acquéreur du même produit à moindre coût ». Le propre neveu d’Alpha Condé, Guillaume Curtis, ancien secrétaire général du ministère des Mines, enfonce le clou dans le même document : « Le cas le plus illustratif de ce modèle en Guinée reste la Société minière de Boké, où l’acheteur principal de la bauxite est aussi l’actionnaire majoritaire contrôlant toutes les décisions ».
Le gisement de Simandou dans l’équation
Interrogé par Afrique XXI en octobre dernier, Fadi Wazni confirme la réactivation de la procédure fiscale, mais s’étonne de cet « acharnement », tout en s’interrogeant « sur les motivations d’une interminable procédure ». Pour le président du conseil d’administration de la SMB, cette réclamation de 300 millions de dollars serait tout simplement « fantaisiste » puisque « l’entreprise s’est imposée, elle-même, le paiement de l’impôt sur les revenus dès la troisième année d’activité, alors qu’à cette date, elle n’y était pas obligée ». La SMB demande alors l’arbitrage d’un cabinet indépendant. Le bureau Ernst & Young d’Abidjan est mandaté à cet effet. Coût de l’expertise : 1 million de dollars selon nos sources. Le consortium minier refuse de payer, et la facture échoit finalement au ministère du Budget. Le dossier SMB aurait depuis été transféré au sommet de l’État.
C’est un des sujets les plus sensibles dont ont hérité les autorités de transition. Car la société minière ne se cantonne plus seulement à la bauxite guinéenne. Elle est également partie à l’assaut du plus grand gisement de fer inexploité de la planète : Simandou. Une chaîne montagneuse de 120 km de long, située au sud-est du pays. En novembre 2019, sous la présidence d’Alpha Condé, la SMB a remporté l’appel d’offres pour l’exploitation des « blocs 1 et 2 » de cette « montagne de fer »10. La construction des 670 kilomètres de chemin de fer nécessaires à l’évacuation du minerai vers le port de Morebayah, près de la frontière sierra-léonaise, a débuté. Un chantier colossal. Comme à Boké, le consortium ne lésine pas sur les investissements. Il se dit prêt à injecter 2 milliards de dollars, financés par la SMB, pour faire avancer ce projet, enlisé depuis des décennies.
Ce litige fiscal avec la SMB est donc crucial. La junte, qui dit vouloir sanctionner les infractions économiques, prendra-t-elle le risque de freiner la mise en exploitation du gisement stratégique de Simandou, dans lequel les Guinéens ont placé beaucoup d’espoirs, et de se mettre à dos les « Chinois », comme on surnomme le puissant consortium dans la région de Boké ? Ou s’inscrira-t-elle dans une forme de continuité avec la SMB, qui a permis à la Guinée de se hisser au rang de deuxième producteur mondial de bauxite derrière l’Australie et devant la Chine, et qui pourrait débloquer, enfin, le trésor de Simandou ?
Une paix royale sous Alpha Condé
Sous l’ère Alpha Condé, la SMB pouvait jouir d’un certain « laissez-faire ». La compagnie n’a par exemple jamais publié, comme l’y obligent pourtant le code minier et le code de l’environnement, son Plan de gestion environnementale et sociale (PGES), qui compile les mesures engagées pour atténuer les impacts de ses activités sur les hommes et l’environnement. De quoi attiser les soupçons de collusion entre la compagnie et l’État, voire, entre ses dirigeants et Alpha Condé. Cette critique culmine lors de l’arrestation, le 5 mai 2018, d’Aboubacar Sidiki Mara, secrétaire général de l’Union générale des travailleurs de Guinée (UGTG) pour « conduite illégale dans l’exercice de ses fonctions de syndicaliste ». Huit syndicats dénoncent alors « l’ingérence flagrante » de l’État.
Mara – qui sera écroué près de deux mois – rencontrait au moment de son interpellation des travailleurs des sociétés minières à Boké, et notamment de la SMB. 164 travailleurs d’UMS ont depuis déposé plainte pour licenciement arbitraire devant le tribunal du travail de Mafanco, à Conakry. Ils réclament le paiement de leurs indemnités. L’affaire a été renvoyée au 11 février. « La société n’a respecté aucune des conditions prévues par le code du travail pour licencier ces travailleurs », déplore Me Moussa Keïta, conseil de 84 des plaignants. Contactée, la compagnie UMS n’a pas souhaité commenter cette procédure en cours.
La SMB, qui revendique 10 000 employés, est aussi épinglée sur ses programmes de responsabilité sociale et environnementale (RSE). « Quels bénéfices en tirons-nous ? » titrait en 2018 l’organisation Human Rights Watch, dans un rapport consacré aux répercussions du boom de la bauxite sur les droits humains, dans lequel elle alertait sur les menaces pesant sur l’accès à l’eau pour des milliers de personnes et sur l’approche « argent contre terrain » de la SMB.
Cette dernière défend son bilan : réalisation et rénovation d’une centaine de forages, formation, développement de projets agricoles, « management environnemental » avec l’appui d’un cabinet mondial d’expertise. Autant de mesures qui suscitent le scepticisme d’Oumar Totiya Barry, doctorant en science politique à l’Université Lumière de Lyon11 : « L’entreprise dit avoir investi 17 millions de dollars dans le développement communautaire en 2019. Mais il est difficile de voir les répercussions dans l’amélioration des conditions de vie de la population. La liste des dépenses montre que cette manne a principalement servi à financer des rituels sociaux, à construire ou rénover des infrastructures pour les jeunes, et des forages. Avec une incidence très faible dans la lutte contre les effets négatifs induits par ses activités minières : perte des moyens de subsistance, expropriation des terres agricoles, pollution des eaux, pertes d’emplois… »
La logique est double : « Se présenter comme une société responsable » tout en perpétuant une forme de « politique étatique du ventre », à grand renfort de distribution de sacs de riz et de bidons d’huile alimentaire aux villageois. Une manière d’acheter, à peu de frais, la paix sociale.
Cet article a initialement été publié par Afrique XXI
Olivier Blamangin, Agnès Faivre et Akoumba Diallo