«Paroles d’immigrés, d’acteurs impliqués et de responsables politiques » avec le témoignage de Cellou Dalein Diallo, est le dernier livre de la Franco-Guinéenne, Yassine Kervella-Mansaré, docteure en anthropologie, chargée de cours dans l’Enseignement Supérieur, Chercheure associée au Centre de recherche bretonne et celtique et au Laboratoire d’études et de recherche en sociologie de l’université de Bretagne occidentale. L’ouvrage est sorti cette semaine. Yassine a recueilli les témoignages des migrants africains en Europe, pour écrire son livre. Elle était alors consultante-interprète d’associations qui travaillent sur la vie des migrants en France. Nous avons bavardé avec elle sur sa recherche sur le sujet.
Le Lynx : Pourquoi avez-vous décidé d’écrire sur la migration ?
Yassine Kervelle-Mansaré : Je suis anthropologue africaniste. Mon principal sujet d’étude est le monde peul. Je m’intéresse également aux inégalités sociales, quels que soient les pays. Dans le cadre de l’ethnopsychanalyse, des structures d’accueil de migrants qui travaillent là où j’habite en France, ont fait appel à mes services. Cette discipline essaie de soigner des gens en souffrance en tenant compte de leur environnement culturel d’origine et de la manière dont ils en ressentent les libertés et les contraintes, surtout quand ils sont plongés dans un autre environnement. C’est ce qui m’a motivée à écrire un livre de témoignages. Je laisse la parole aux jeunes. En effet, dans ces structures, il y a beaucoup de mineurs qui sont en difficulté, beaucoup ont perdu des proches. La plupart sont Peuls. En majorité Guinéens, mais aussi Sénégalais, Maliens, Léonais. Donc, étant interprète lors de ces consultations – le pulaar est ma langue maternelle -, ils m’ont raconté leurs souffrances et expliqué leurs parcours migratoires. Cela m’a touchée et parfois bouleversée. Au départ, je voulais écrire un article d’une dizaine de pages. Mais au fur et à mesure que j’interrogeais ces jeunes, j’ai élargi le cercle de l’enquête. J’ai sollicité des personnels les prenant en charge ainsi que d’autres personnes impliquées, ce qui n’a pas été simple.
Ces jeunes ont des points communs. Ils commencent par dire qu’on n’a pas une bonne gouvernance en Afrique. Selon eux, l’Afrique est un continent peuplé en majorité de jeunes, mais les politiciens, une fois au pouvoir, ne se soucient pas de la jeunesse. Ce qui m’a donné envie d’interroger aussi les responsables politiques. J’ai eu plusieurs promesses d’entretiens sur le sujet, mais elles sont restées sans suite concrète, je ne sais pour quelle raison. Par exemple, j’ai échangé avec un ancien membre du Gouvernement, ministre des Affaires étrangères et des Guinéens de l’Etranger pendant deux mois, avant qu’il ne décline ma demande. Pourtant, le profil de ce responsable gouvernemental correspondait tellement au livre…
C’est donc la souffrance des migrants qui m’a motivée à écrire ce livre, tout en leur donnant, une fois encore, la parole. Quand-même, mon livre n’est pas un livre politique. Certes l’immigration est un phénomène politique, aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale, mais ce que je voulais mettre en avant, c’est vraiment leurs témoignages, et être, au besoin, l’intermédiaire entre eux et les cadres des structures d’accueil.
Selon eux, quelles sont les véritables causes de leur départ ?
Les causes varient, mais il y a beaucoup de points communs quel que soit leur pays d’origine. Il y a la précarité, le chômage, la corruption des élites, la démocratie fragile, l’insécurité. Mais il y a aussi la pression familiale. C’est le cas d’une Léonaise qui a été obligée de se marier avec un homme âgé. Elle a fui son pays pour se rendre en Irlande, mais en laissant derrière ses enfants, une fille et un garçon, elle disait avoir peur que sa fille subisse ce qu’elle a subi, l’excision et le mariage forcé. Il y a aussi la pression sociale. Les jeunes dénoncent les politiciens qui leur font souvent de beaux discours lors des campagnes électorales, mais qui, une fois élus, oublient leurs promesses. Ils les voient circuler en 4X4, alors qu’eux-mêmes n’ont qu’un repas par jour, et que leurs parents vivent dans des situations précaires. Un autre point commun de leurs témoignages, c’est qu’ils s’identifient aux expatriés de leur voisinage, de leur village, qui viennent pendant les vacances, avec des lunettes de luxe, des voitures 4X4, des fringues à la dernière mode. Ces gens leur donnent l’envie de partir. Quand ils les voient comme cela, ils imaginent qu’ils vivent dans une sorte d’Eldorado.
Vous dites que Monsieur Cellou Dalein Diallo, leader politique, a accepté d’échanger avec vous sur le sujet. Pourquoi l’avoir choisi ?
Comme je l’ai dit tantôt, il y a eu un fil conducteur dans mes recherches. Au fur et à mesure que les jeunes témoignaient, il y avait des points qu’il fallait clarifier dans leur propos. J’ai donc fait des démarches auprès du gouvernement d’Alpha Condé. On m’a mis en relation avec des gens qui me disaient qu’ils trouvaient le sujet intéressant, qui me demandaient des mails d’explication préalables, auxquels ils répondaient en disant qu’ils n’étaient pas disponibles ou ils ne répondaient tout simplement pas. C’était donc très compliqué. Finalement, j’ai été mise en contact avec le ministre des Affaires Etrangères et des Guinéens de l’Étranger, Monsieur Ibrahima Khalil Kaba. J’ai échangé avec lui pendant deux mois, mais à la fin, il a décliné l’entretien. Je me suis donc tournée vers l’opposition. De contact en contact, j’ai été mise en relation avec Madame Nadia Nahman Barry, la cheffe de Cabinet de Monsieur Cellou Dalein Diallo, le président de l’UFDG. Elle m’a aidée à obtenir deux entretiens, via Zoom, avec Monsieur Cellou Dalein Diallo. J’ai fait un entretien très naturel et spontané avec lui, aussi simple que mes autres informateurs. Il a répondu à mes questions comme l’ont fait les autres intervenants pour la réalisation de mon livre, tels que la psychologue clinicienne Sterren Kermarrec, Mamadou Aliou Barry géopoliticien, Thierno Sow consultant, Joël Loua coordinateur à l’OIM, Sidi Diallo de Fraternité FM, entre autres acteurs.
Sans l’avoir jamais rencontré auparavant, je connaissais de nom Monsieur Cellou Dalein Diallo. Il a compris que mon travail d’anthropologue est d’avoir vis-à-vis de mes interlocuteurs la distanciation nécessaire qui permet d’être impartiale dans mes recherches. Je n’ai pas de parti pris, je n’appartiens à aucun mouvement politique, je ne suis pas non plus militante du monde peul. Le militantisme est souvent associé à une affaire d’opinion, tandis que le travail d’anthropologue est de proposer des explications qui tendent à l’objectivité. J’étudie le monde peul en tant que tel, cela ne consiste pas à parler de moi ni à parler de mes amis, de ma famille ou de l’éducation que j’ai personnellement reçue. J’essaye plutôt de faire une analyse systématique avec l’ensemble des données fournies par mes témoins, même si elles déplaisent. Il est important de le souligner, parce que s’il en était autrement, je serais en défaut méthodologique.
Qu’est-ce que Monsieur Cellou Dalein Diallo vous a dit essentiellement sur les causes de la migration de Guinéens vers l’Europe ?
Monsieur Cellou Dalein Diallo m’a expliqué les causes de ces départs massifs, vers ces soi-disant pays « Eldorado ». Il a mis l’accent sur le manque d’emploi pour les jeunes, le manque de formation de base solide, le manque de liberté, le manque de rémunération décent aussi, parce qu’il y a des jeunes qui ont des emplois mais qui ne sont pas très bien rémunérés. Il a mis aussi l’accent sur la violation des droits des citoyens. Ce que m’ont dit les jeunes, il l’a confirmé.
Dans le détail, il évoque le fait qu’il n’y ait pas d’emploi dans le secteur urbain, non plus dans les secteurs ruraux. Je lui ai posé la question à savoir s’il était élu Président, quel serait son programme pour la jeunesse guinéenne. Il a directement répondu à la question en s’appuyant sur son programme de société, ses projets, etc.
En tant que chercheure, quelles sont les causes que ce recueil de témoignages vous a permis d’identifier ?
Les causes que les témoignages évoquent sont diverses. Je les ai citées tantôt, notamment les causes économiques. Mais ce recueil permet de savoir comment les immigrés pensent à l’autre pays avec des images un peu irrationnelles. Ils ignorent ou ne veulent pas savoir qu’en cas de migration clandestine, on n’a pas de papiers et on ne peut rien faire. En France par exemple, on ne peut pas conduire une voiture, on ne peut pas trouver un travail, sans papiers. Il y a, certes, des emplois au noir, mais ils sont mal rémunérés. Ce n’est pas assez pour vivre. Pour louer un logement qui est une priorité, et éviter de dormir dehors, il faut des papiers. Dans l’imaginaire de ces jeunes, cette difficulté est effacée ou fortement minimisée. Ils enjolivent le pays où ils veulent se rendre. Ils conçoivent une sorte de paradis, alors que ce n’est pas le cas.
C’est là aussi l’intérêt de cet ouvrage, parce que ce sont des gens qui ont vécu cette situation qui racontent leur vie. C’est quelque chose que j’ai découvert en faisant cette étude. Autre découverte, c’est que l’immigration n’est pas envisagée comme une immigration définitive. Souvent, les jeunes disent qu’ils sont venus parce qu’ils pensaient avoir de l’argent assez vite, afin d’en envoyer un peu au pays. Certains même y arrivent, en envoyant petit-à-petit à des personnes de confiance. Ils font construire des maisons. Mais l’objectif final dans tout leur témoignage, c’est de retourner après au pays. Ils n’ont pas envie de rester sur place. Cela aussi m’a marquée. Vu qu’ils sont venus au péril de leur vie, je me disais que peut-être leur souhait, était de rester définitivement dans le pays d’accueil. Ce n’est pas le cas, ils veulent tous revenir plus tard, après avoir eu, disons, un bon statut.
Quelles sont les solutions envisageables contre l’immigration irrégulière, particulièrement ?
Je ne pense pas que je sois la personne la mieux placée pour parler des solutions contre l’immigration. N’étant pas politicienne, je suis chercheuse. Ce que Monsieur Cellou Dalein Diallo a évoqué dans son programme et ce que ces jeunes évoquent aussi, c’est de mettre en place des structures efficientes d’instruction générale et de formation professionnelle, de consolider la formation de base. Tout le monde n’est pas destiné à faire de longues études, et la moindre des choses est de différencier les filières en cohérence avec les nécessités économiques du pays. À ce sujet, la plupart des points de vue sont convergents. Pourtant, la pratique montre des carences énormes. Les paroles sont généreuses, les actes le sont moins. À force d’être déçus, les jeunes croient que leur avenir n’est pas chez eux, qu’il est ailleurs.
On peut objecter qu’il y a toujours eu et qu’il y aura toujours des migrations, que l’immobilité absolue n’existe pas. Mais il faut raisonner dans le présent. Le souci, en ce qui concerne le continent africain, c’est la précarité, le manque de formation, le chômage, l’injustice, qui font que les jeunes fuient leur pays. S’il était possible d’y remédier, je pense qu’il y aurait moins de problèmes, moins de souffrances.
En 2019, des chiffres ont placé la Guinée au deuxième rang des demandeurs d’asile en France derrière l’Afghanistan et la première nationalité parmi les mineurs non accompagnés. Qu’en dites-vous ? Selon vous, pourquoi la Guinée occupe-t-elle un tel classement ?
D’après les statistiques de 2020, la Guinée est placée en quatrième position après l’Afghanistan, le Bangladesh, le Pakistan. Qu’est-ce qui explique cela ? Là encore, il faut insister sur les causes. Je me fie aux témoignages de mes informateurs : la précarité, la corruption, le chômage, le manque de structures en faveur de la jeunesse, la pression familiale parfois excessive. S’y ajoutent l’injustice, l’insécurité, les atteintes aux libertés fondamentales, comme la liberté d’expression. Je me rappelle le témoignage d’un jeune Guinéen qui me disait avoir dormi 5 mois dehors dans le froid avant d’être accueilli par une structure en France. Les clandestins sont SDF, pour la plupart. Quand on leur demande pourquoi ils ne retournent pas au pays, ils disent qu’en Guinée, c’est pire qu’ici, il n’y a rien.
Selon maints rapports, Mamou serait le point de départ des migrants irréguliers à destination de l’Europe via trois principales routes. Votre recherche a-t-elle confirmé cette information ? Sinon, qu’avez-vous trouvé ou que pouvez-vous nous dire à propos ?
Mamou est en effet le point de départ des migrants irréguliers à destination de l’Europe via trois principales routes. Ça, je le confirme, parce que là où je travaille, là où j’accompagne les psychologues et les psychiatres en France, les jeunes Guinéens sont très nombreux. Quand on essaye de comprendre un peu les différents groupes ‘’ethniques’’, il y a plus de Peuls que de Soussous ou Malinkés. D’où le fait que, comme je vous l’ai dit ci-haut, mon travail consiste dans le cadre de l’Ethnopsychanalyse, à parler avec eux en pulaar et à traduire pour que les cadres de la structure d’accueil comprennent bien leurs demandes. Beaucoup d’entre eux ne maîtrisent pas la langue française. Ils sont contents de voir quelqu’un qui parle leur langue et cela les soulage. Après plusieurs mois de calvaire, ils sont très fragiles, ils ont besoin d’entendre parler leur langue. C’est vrai que le Fouta-Djalon est beaucoup touché par ces départs, d’où le fait que j’ai trouvé intéressant de faire intervenir le journaliste Sidi Diallo. Il a une émission où il sensibilise les jeunes, pour faire en sorte qu’ils ne partent pas au péril de leur vie. Son témoignage est très intéressant sur ce plan.
Quelles sont les difficultés auxquelles vous avez été confrontée dans l’élaboration de votre enquête ?
Les difficultés que j’ai rencontrées, c’est surtout la prise de contact avec les responsables politiques, parce que je voulais vraiment qu’ils répondent aux questions des jeunes, c’est un sujet qui revient régulièrement dans les dialogues avec eux. Je me rappelle avoir passé des heures et des heures à écrire des mails. J’ai eu aussi des conversations téléphoniques en ligne directe. Quand on ne connaît pas la personne, on ne peut pas aller tout de suite sur WhatsApp l’appeler. J’ai eu des factures téléphoniques conséquentes, étant donné que je finance moi-même mes recherches. C’était donc vraiment difficile en temps, en argent et pour le mental. Je n’avais aucun doute sur l’importance du sujet. Malheureusement, certains responsables politiques ne le percevaient pas de la même façon.
Mes trois précédents livres étaient plutôt conceptuels et universitaires. Je les ai adaptés pour qu’ils s’adressent au grand public, mais ils devaient respecter des contraintes d’exposition conformes aux règles du métier. Celui-ci est un livre plus simple dans son langage, mais dont le contenu est dense, en raison des vécus qu’il évoque. Il y a beaucoup d’ouvrages en Histoire ou en Sociologie qui ont abordé la question migratoire de façon analytique. Dans ce cas précis, ce n’est pas cet axe que je voulais traiter. Je voulais accorder la priorité aux témoignages, laisser la parole à ces jeunes immigrés, ne pas interférer dans leurs récits. J’espère que les jeunes qui veulent tenter l’aventure le liront et comprendront au moins que l’Eldorado n’existe pas. Quitte à partir de chez soi, mieux vaut savoir ce qu’il n’y a pas à l’étranger.
Un mot pour terminer cet entretien…
Comme on dit souvent, c’est la jeunesse qui incarne l’avenir. Or, l’avenir d’un pays se joue dans le pays lui-même, pas au-dehors. Si les jeunes sont découragés d’y rester avant d’entrer dans la vie adulte, s’ils le fuient, alors l’espoir est un mot creux.
Interview réalisée par
Mamadou Siré Diallo