Ce 7 février, votre Satirique du lundi « souffre » les 33 bougies de son existence. L’occasion pour les scribouillards vivants de rendre un vibrant hommage aux compagnons de route disparus.

Nous bouclons cette série de reconnaissance par le témoignage d’Abou Bakr, qui fut en deux décennies successivement reporter, responsable de desk politique, rédacteur en chef du Satirique Le Lynx. Puis, à partir de 2012, directeur de la radio Lynx FM. Aujourd’hui correspondant de grands médias étrangers dont BBC Afrique, enseignant dans les écoles de journalisme, il partage les meilleurs souvenirs de son passage au Lynx.  

Les 33 bougies du félin du lundi : un parcours de combattant, entre joies et larmes ; des hauts et des bas ; des pirouettes et des girouettes. Le chemin a été truffé d’embuches, d’obstacles. Mais, ainsi va la vie. Le Lynx a bravé des intempéries, traversé des zones de turbulence. Il a connu des moments de disettes, mais aussi d’abondance. A 33 ans, les rides et les cheveux blancs ont fait surface. Les animaux aussi n’échappent pas au poids des années qui filent.

Par essence, le Lynx est un carnivore. On peut bien avoir des rides et demeurer solide, élégant. Le Satirique se porte toujours comme un charme. Son parcours ressemble à s’y méprendre aux randonnées d’un train. A chaque gare, des passagers débarquent, arrivés à destination. D’autres réoccupent les sièges vacants, le voyage continue. Au terminus, ceux qui sont montés et ceux qui sont redescendus du train portent l’encens du parfum des sièges. Tous les journaleux qui ont emprunté le train Lynx sont repartis avec la marque, l’identité du journal. Du moins pour un temps. Personne n’y a échappé.

Aux porteurs de la flamme olympique Lynx

Pour cette 33e bougie, mes pensées pieuses de cette exaltante aventure vont aux devanciers. Aux chroniqueurs d’outre-tombe. Genoux à terre, je me mets au garde à vous devant leur mémoire. Ils ont sué, trimé, se sont triturés les méninges pour continuer à porter l’étendard, le brasier Lynx comme un parcours de la flamme olympique.

Je commencerai par Sambry Sacko de Bokoro, le manitou des mots. Avec son énigmatique et imprenable chronique « Poussière de Cabane ». Une douloureuse histoire qui lui a été inspirée par les casses des maisons de Kaporo-rails. Sa cabane réduite en poussière, en quelques secondes, par les impitoyables bulldozers de Fory Coco. Il a écrit les plus belles pages de la Chronique Assassine dans une maitrise inégalée de la langue française. Un vocabulaire qu’il manie comme un magicien qui sort des mots de son chapeau. Ses chroniques étaient un vrai régal. Poussière de Cabane, c’était des épisodes d’épanchements. Son opium pour adoucir les douleurs dues à la démolition du gite qu’il a mis toute une vie à bâtir.

 Le deuxième sur ma liste est le doyen Paul Fabert. Du haut de ses 68 ans à l’époque, il dévalait tous les vendredis les escaliers de l’Immeuble Baldé Zaïre pour déposer sa chronique. Et attendait sagement que les Honkeuses (les secrétaires) sortent l’épreuve qu’il relit et corrige. Il était un petit bout d’homme, aux cheveux gris, dont l’allure, la fermeté des pas rivalisent la fraicheur juvénile.

Sassine, le Maestro

Le troisième, Ahmed-Tidianie-le Scié. Le dramaturge au sourire malicieux a su allier des fonctions d’homme d’Etat et de chroniqueur acerbe. Il a dépeint les tares de la Fory-gouvernance alors qu’il en était un des artisans. La maitrise de l’écriture théâtrale lui permettait de souffler le show et le froid, sans déranger les goubernants. Comme les Fables de la Fontaine. 

William Sassine, le Lynxassassin. Il écrivait souvent qu’il est content lorsque Yala-le-Gros Lynx est jeté à l’Hosto 5 Etoile de Coronthie. Sassine, c’est l’homme à l’imagination fertile. A sa demande, Yala-le-Gros Lynx me l’avait affecté afin qu’il m’initie à la rédaction de la Chronique Assassine. « Je suis mortel Souleymane, envoie-moi ce petit, il va apprendre la rédaction de la Chronique », avait-il balancé un soir à la rédaction, lors d’une de ses visites furtives. Nous étions alors en plein bouclage. Ce choix a fait que tous les vendredis je partais à Taouyah, pour quelques séances d’apprentissage auprès du Maître. Et je continuais à la rédaction avec sa Chronique.

 Les séances d’apprentissage ont fait long feu, malheureusement.  Il se moquait de moi. « Tu es trop sage. Un journaliste doit être canaille », me lançait-il entre deux éclats de rire qui ajoutent au charme de cet homme qui regardait dans la même direction que vous et voyait les choses différemment.

Un vendredi, chez lui, il me dit : « Tiens, attends, nous allons descendre ensemble en ville. Je m’en vais rencontrer Souleymane, ton patron qui maigrit tous les jours à la tête du canard ». A bord d’un teuf teuf poussif, dans un bouchon en face du tristement célèbre Camp Boiro, alors que tout le monde était silencieux, il hoche la tête. Je m’enquiers : « Vous cogitez ! » Et lui de répondre : « Regarde, on est bien en Guinée. Regarde ce canon à la devanture de ce camp. Il fait carrément face à l’hôpital Donka, comme si les malades sont des condamnés à une fusillade certaine ». Et il renchérit : « Imagine qu’un malade sorte prendre une bouffée d’oxygène et qu’il voie cette arme braquée sur lui ».

Tous les passagers se mettent à contempler le canon et sa direction, puis pouffent de rire. Ils étaient loin de se douter qu’ils étaient en compagnie de William Sassine. Il avait toujours un regard diffèrent. Un jour, il m’a demandé d’aller au Musée et de voir vers qu’elle direction regarde la stèle d’Olivier de Sanderval. A mon retour : vers le sol. Il m’a rétorqué : « Non ! Il regarde l’enfant qui est sous ses pieds ». Il avait dédié la chronique de cette semaine à Olivier de Sanderval et à l’enfance en Guinée.

Un SAC plein d’énergie et le Pape du Hard

 Sékou Amadou Condé, l’homme-orchestre, capable de pondre (le terme qu’il affectionnait tant) trois à quatre papiers par semaine, corriger tous les premiers jets des reporters et gérer le bouclage d’une main d’expert.  Il fallait être un hercule pour le faire au Lynx de l’époque.

A mon humble avis, et cela n’engage que moi, sa mort fut un pan bien sonné sur Le Lynx. Il avait ceci de particulier : il aimait être entouré lorsqu’il corrige les papiers. Travail qu’il effectue, sans se plaindre. Lorsqu’il y avait des urgences administratives, comme des frais de mission pour reportage ou autre, il n’attendait jamais l’arrivée de A Koumgbé (en soussou Le Gros). C’est ainsi qu’il l’appelait. Il prenait des initiatives et rendait compte.  Sékou Amadou et Les Potins de mon pays, c’était un vrai régal. Il écrivait mieux que quiconque les articles trempés. Une forme de mariage réussi entre le français qu’il diluait dans la culture et la tradition soussou.

 Prosper Doré, le Pape du Hard. Sobriquet dont il a été gratifié par les mordus de sa chronique fétiche « Mœurs ». Un lundi, il était dans son assiette ce matin, assis à deux dans la salle de rédaction, il pouffe de rire en lisant sa chronique. « Abou Bakr, c’est la rubrique que tous les en haut d’en haut lisent, mais en cachette, sous la veste. Ils l’aiment mais se cachent pour la lire et la critiquent en public. Mais, on se connait dans ce pays », martèle-t-il, hilare. Prosper Doré, le Pape du Hard a emporté dans sa tombe le secret de sa plume « bandante » (comme il le disait), en parlant de sa chronique. Il n’a jamais dévoilé les sources dans lesquelles il puisait ses histoires « hardantes », mais il avait seul le don de les rendre excitantes et délirantes. Il est parti dans sa tombe avec cette chronique que personne n’a pu reprendre. Elle lui collait parfaitement à la peau.

Un KAA à part

Venons-en maintenant à Keita Assan Abraham, alias le KAA. Un monument des calambours. Soucieux de son image, il pouvait, les rares fois qu’il décide d’écrire un article, le peaufiner, le repeaufiner maintes fois. Il aimait la perfection, si fait que pour éviter qu’il oublie la correction des papiers pondus par les journaleux, (c’était le maitre de la titraille, avec sa dose de maitrise des calembours), nul ne souhaitait qu’il écrive. Contrairement à Sékou Amadou, le KAA ne semblait pas gober d’être entouré par ceux qu’il corrige. Quand ton reportage lui plaît, il s’isolait quelque part dans la rédaction pour le « pimenter ». Il peut y passer des heures. Et le produit fini est irrésistible. Je lui ai demandé un jour, pourquoi lui arrivait-il de s’isoler. Réponse : « Le Djalonké, les gens s’amusent… Toi-même tu connais comment vous écrivez, KAA ? C’est pour enlever la djalonkerie dans vos papiers ». Ses éclats de rire contagieux répandent la joie de vivre, donnent une fière allure, une coloration particulière à la salle de rédaction. On ne s’ennuyait jamais lorsque le KAA prenait place dans son Kibanyi de Dirlo chef, muni de son « ventilo portatif » (un petit éventail en lianes de raphia) dont il ne se séparait pas, même lorsque la rédaction sera climatisée.

Les journaleux le savent, le bouclage est souvent un moment de stress par excellence. Celui du Lynx était à l’époque une aubaine, un condensé de rires, de joie de vivre grâce au KAA.

BML, le souffre-douleur des commis

Venons-en à présent à BML, Bah Mamadou Lamine, le Gros du Lynx. La bête noire des Administrateurs (préfets, sous-préfets, présidents de CRD) et autres prédateurs de la Fory-gouvernance. Il leur a fait voir de toutes les couleurs avec ses enquêtes, ses dossiers, ses grands reportages rendus dans un style incisif, direct et sans détour. Bah Lamine avait une plume unique. Je n’ai jamais lu un journaleux qui griffonne dans un style aussi direct, ponctué de « signifiés » comme lui. Il n’a pas animé de rubrique. Il était homme de terrain qui sillonnait toute l’étendue du trottoir national pour fouiner. Expert en décentralisation, il déterrait des choses pourries de la gestion de la Fory-gouvernance. Il était un jeunot dans la tête : il avait le don de discuter avec des gens de toutes les générations, sans paraître grossier, pédant, vulgaire.

Abdoul Gadiri Diallo, alias Thierno Philippe Martelly, bel homme, élégant et parfait tribun était une figure du Lynx. Ses articles souples, mais fouillés… l’écriture satirique n’était pas véritablement sa chose. Mais, ses papiers étaient riches en révélations. Il avait des sources et des relations qui lui permettaient de creuser dans une roche et d’en sortir du liquide pur. C’était celui qui ne nous ménageait pas lorsqu’on est en faute, nous les jeunes journaleux d’alors. Il nous tançait, dans un langage pédagogique et humoristique. C’était en quelque sorte « l’Ombudsman » (le médiateur) de la rédaction. Qui ne mache pas ses vérités.

Mohamed Diallo, l’Administrateur général adjoint, fils de Yala-le-Gros-Lynx n’a manifestement pas voulu s’adonner entièrement à la rédaction d’articles, malgré mon insistance. Il disait toujours que ça viendra un jour. Il n’a pas voulu, certainement par modestie, rééditer en Guinée, le schéma Béchir – Marwane Ben Yamed de « Jeune Afrique ».

Mohamed Diallo était un jeune, intellectuel, avec une dose de savoir au-dessus de la moyenne pour quelqu’un de son âge. Je l’ai su durant un temps que j’ai passé chez lui à Rabat au Maroc, alors qu’on m’avait opéré. Il était un réservoir de culture. De retour au pays, il s’est plutôt occupé de l’administration et de la digitalisation du groupe Lynx. C’est un génie qui nous a quittés brutalement un 11 mai 2021.

Les villageois et les citadins qui ont égaillé le Félin

Nous n’oublions pas les plumes rurales : Kaali Bah de Gongoré (Pita), Mamadou Bhoye Bah de Bankaréya. Ils ont eu des contributions exceptionnelles pour dénoncer les dérives autoritaires des élus locaux, des petits commis de l’Etat dans la Guinée profonde. Les préfets et les sous-préfets, ennemis de la democrac…tie qui détournaient des nounous de ménage. Des bouffe-la craie qui transforment des écoliers en agriculteurs. Des Préfetons voleurs de groupes électrogènes et du bétail. Ils remontaient toutes ces déviances du monde rural.

Les plumes citadines, Mountagha Bah venu de Cote d’Ivoire, le Doyen Sidy Diarra, Aliou Yengué Bah ont aussi marqué leur passage

Prières, bénédictions et fleurs

Tous ces défunts lynxournalistes sont des artisans à part entière de la survie du canard. Qu’ils reposent en paix. Puisse le Bon Dieu leur pardonner leurs péchés et leur accorder le paradis.

Félicitations, longue vie et santé de fer à Yala-le-Gros Lynx, le commandant du navire dont le mérite a été d’encadrer, de comprendre, de tolérer et d’accepter toutes ces sensibilités qu’il a réunies sous son parapluie. Il a compris et accompagné chacun de nous, avec nos tempéraments. Le Lynx a toujours été un espace de promotion et de protection de la liberté d’expression. Il nous a tout donné sur le plan professionnel.

Puisse Dieu donner longue vie, prosperité et santé de fer à tous ceux qui se saignent aujourd’hui pour nourrir l’insatiable Satirique, pour le bonheur des lecteurs et de la profession du journalisme. Amen !

Abou Bakr