L’évocation du nom Kankan suscite en moi une résonnance particulière. Pourtant je ne suis pas natif de Kankan et ce n’est pas non plus que Kankan soit la deuxième ville de Guinée en étendue et en population après Conakry la capitale. Les raisons de cette résonnance particulière sont à chercher ailleurs, raisons que j’ai le plaisir d’évoquer ici.

Dans les années 50, quand j’avais environ cinq ans, un accident de chasse s’est produit à Balladou, mon village, un village qui relève depuis toujours de la Commune urbaine de Beyla. Un homme a tiré par mégarde sur son compagnon de chasse, la victime est ramenée en hamac devant le chef du village qui se trouve être mon père. L’auteur du coup de fusil raconte comment l’accident est survenu, la famille de la victime s’échauffe et mon père s’évertue à la calmer : « Puisqu’il n’y a pas eu mort d’homme, dira-t-il, le mieux à faire est de transporter d’urgence le blessé à l’hôpital. » Mon père prend lui-même la tête du petit convoi en route pour Beyla.

Après la consultation médicale, le commandant de cercle décide, sur recommandation du médecin, l’évacuation du blessé à l’hôpital de Kankan. A cet effet, il délivre un ordre de mission à mon père pour accompagner le blessé. Le séjour à Kankan ne durera que quelques semaines, un mois tout au plus. Balladou organise une danse pour fêter le retour du miraculé, mais avant, mon père tient à rendre compte du voyage, quel en a été le résultat ?

Il dit en substance que le médecin de Kankan n’a pas retrouvé de balle dans le corps du blessé, qu’il a donc conclu que la balle est tombée en route, suite aux secousses du véhicule. Il n’y a donc eu qu’une simple plaie à suturer. Mais ce qui a le plus émerveillé mon père lors de son séjour à Kankan, c’est l’éclairage nocturne de la ville. Il résume ses émotions en disant que « Kankan est si bien éclairée la nuit, même quand une aiguille vous tombe de la main, vous pouvez la retrouver sans peine. » Alors dans l’imaginaire populaire du village, Kankan est une ville-lumière, une ville de toubabs. En 1967, je finis ma première année de lycée à Beyla. Faute de professeurs pour la deuxième année, la Direction de l’école conseille à ma promotion de rejoindre le lycée le plus proche, celui de N’Zérékoré, ou bien d’aller partout ailleurs dans le pays. C’est à ce moment que je décide secrètement, en trompant la vigilance de la famille, d’émigrer à Bamako au Mali pour tenter d’y intégrer un lycée. Je dois dire en passant que je ne réussirai pas à le faire faute de dossier scolaire que la Direction de l’école de Beyla s’est abstenue de remettre à mon frère qui a affirmé que j’étais hors du pays.

C’est donc en route pour Bamako que j’ai découvert Kankan, la ville-lumière de mon père. Quelques-uns de mes camarades de promotion avaient déjà intégré le lycée Hô-Chi-Min de Kankan. Ils m’ont proposé de rester avec eux, mais ma décision de poursuivre mon chemin était sans équivoque. J’assiste par la suite au départ du chaland qui assure le trafic fluvial Kankan-Bamako : une foule de marchands, d’acheteurs et de curieux grouillent dans l’embarcadère. Je pars pour Siguiri par la route le lendemain, et je rattrape le chaland le jour suivant.

Il y a cinquante ans que je suis rentré du Mali, j’ai travaillé en qualité de bibliothécaire au compte de la fonction publique jusqu’à ma retraite en 2004. Après plusieurs contrats de prestation de service effectués ici et là, me voici exécutant une prestation pour organiser une bibliothèque de lecture publique à Kankan. Je redécouvre Kankan, une ville plus que jamais grande et peuplée, sans doute avec de nombreux immeubles flambant neufs et des rues bitumées, mais avec un climat de soleil torride et de chaleur étouffante. Je suis désolé de voir le Milo aux eaux glauques mourir dans des bancs de sable entre des berges complètement dénudées.

Dites-moi maintenant quelle Kankan choisir, Kankan d’hier ou d’aujourd’hui ? Sans hésitation je choisis Kankan d’hier, Kankan où l’homme vivait en harmonie avec la nature. Je compte les jours pour arriver à la date à laquelle je pourrai me retirer de cette chaudière.

Walaoulou BILIVOGUI