Décolonisation, le mot magique de ma génération, le « sésame, ouvre-toi » d’un continent écorché par l’Histoire et qui sentait son heure venir ! L’Afrique allait sur les toutes premières années de son indépendance et nous, sur nos onze ans, la tête plein d’étoiles, avides de renouveau et de liberté, imbus de notre négritude  et même, pourquoi le cacher, un tantinet revanchards.

Nous avons grandi à l’aune de l’émancipation nationale, nourris à la mamelle du panafricanisme. Le maître d’école nous avait emmenés en ville, à cinquante km du village, voir un film sur l’héroïne algérienne Djamila Bouhired, il nous avait annoncé, secoué de larmes, la mort de Patrice Lumumba. Sur un mur de la classe, trônait une grande carte du continent où il agrafait un petit drapeau au bon endroit à chaque fois qu’un pays recouvrait son indépendance. Pour nous, l’Afrique avait définitivement soldé ses comptes avec les démons du passé. L’aube s’annonçait lumineuse. Nous arrivions au bon moment. L’Afrique nouvelle, c’était nous.

Plus de 60 ans après, que reste-t-il de cette belle euphorie ? Rien ou plutôt si : un arrière-goût de rouille, une gueule de bois qu’aucun cachet ne parviendra à calmer. Dur, dur, les lendemains de jour de fête !  Attention à l’ivresse de l’indépendance, ses effets sont encore plus dévastateurs que ceux du tchapalo !

Pour parler comme Simone Signoret, la décolonisation n’est plus ce qu’elle était. Le mot n’a plus son charme d’antan. Il est même devenu suspect : nos tyrans en ont fait leur fond de commerce.  Plus, ils en font usage, plus, ils comptent gagner à l’applaudimètre. C’est en tirant sur la corde du nationalisme qu’ils espèrent trouver cette légitimité qui leur fait tant défaut. C’est en mettant tout sur le dos du colon qu’ils espèrent faire oublier leur bilan désastreux. La fameuse rente mémorielle dont parle Emmanuel Macron ne s’applique pas qu’à l’Algérie, elle vaut aussi largement pour la Guinée, le Zimbabwe et pour bien d’autres pays du continent. Nos leaders ne le sont que quand ils fustigent le passé colonial.

Accuser l’autre ne suffit pas pour s’inventer une géopolitique digne de ce nom. Dénoncer le colonialisme ne nous a fait jamais fait avancer. Il est temps de porter la critique sur nous-mêmes. Qu’avons-nous fait de nos Indépendances ? Où sont les économies susceptibles de nous préserver du mépris des autres ? Où sont les stratégies à même de nous éloigner du jeu pervers des grandes puissances ?  Qu’avons-nous fait pour ce que ce qui nous est arrivé ne nous arrive plus jamais ?

Nous qui avions 11 ans en 1958, nous vénérions Sékou Touré, Kwamé N’Krumah et les « fils de la Toussaint » comme à Thèbes, on vénérait Hathor. Vous imaginez donc la désillusion qui nous ravage aujourd’hui. Nous ne sommes plus que de pauvres vieillards bouillonnant de colère, fourmillant d’amers regrets certes, mais  des vieillards qui résistent de toutes leurs forces à la tentation de la haine. Nous savons que l’Histoire est  ce qu’elle est,  c’est-à-dire un phénomène cruel et absurde, qui n’a jamais cherché à plaire à qui que ce soit.

Comme me le disait un jour, mon ami, le poète guadeloupéen, Daniel Maximin : « Qu’importe ce qu’on a fait de nous ! Ce qui compte, c’est ce qu’on va faire, de ce qu’on a fait de nous. »

Tierno Monénembo

Source : Le Point