Reporters sans frontières (RSF) révèle comment le groupe ArcelorMittal a retrouvé la trace d’un hébergeur installé au Royaume-Uni pour obtenir le retrait d’une enquête du Concord Times sur ses pratiques dans l’acquisition d’une mine au Liberia. Résultat, l’hébergeur a bloqué l’accès à l’ensemble du site du média qui avait révélé l’affaire. Une plainte a été déposée et la justice libérienne devra établir les responsabilités.

L’aventure du Concord Times, l’un des plus anciens médias du Liberia, s’est arrêtée subitement, par un simple coup de fil, le 1er octobre 2020. Francis Delamou, responsable de l’hébergeur local du site d’information, annonce à Lyndon Ponnie, le directeur du média, que son site a été fermé. La discussion est brève. Le média est accusé d’avoir propagé de “fausses informations” sur le groupe sidérurgique et minier ArcelorMittal. Le journaliste n’a reçu aucune notification écrite de la part de son hébergeur concernant les règles qu’il aurait enfreintes. Son site est bloqué. Il n’a jamais été rétabli.

“En quelques clics, un site d’information et toutes ses archives ont été rayés de la toile sur la seule base d’accusations en diffamation qui n’ont jamais été établies, ni par la justice, ni par une autorité administrative indépendante et sans même que le média ait pu répondre des faits qui lui étaient reprochés. Dans cette affaire, la justice a été contournée, mais ceux qui ont concouru à cette situation devront s’en expliquer. Nous demandons à la justice libérienne d’établir formellement les responsabilités dans le blocage brutal, arbitraire et en dehors de tout processus contradictoire de ce site d’information.” Arnaud Froger, Responsable du Desk Investigation de RSF

Le directeur du Concord Times, Lyndon Ponnie, se savait dans le collimateur d’ArcelorMittal depuis la publication deux mois et demi plus tôt d’une série d’articles sur le géant de l’acier. L’enquête révèle comment en 2006, sous le gouvernement de l’ancien président Charles Gyude Bryant et avec l’appui de l’ambassadeur des États-Unis au Liberia de l’époque, le groupe sidérurgique parvient à obtenir une concession minière initialement remportée par une autre société. Le 22 juillet 2020, deux jours après la publication du troisième et dernier volet de cette enquête, Schillings, un cabinet d’avocats mandaté par ArcelorMittal, écrit au Concord Times pour demander le retrait des articles jugés diffamatoires par son client. Sûr de ses faits et de son enquête, le directeur du média ne donne pas suite.

La justice libérienne court-circuitée au profit d’un hébergeur accommodant

Au lieu de porter l’affaire devant les tribunaux, Schillings tente alors d’identifier l’hébergeur du site. Il finit par remonter jusqu’à LiquidNet, une société basée à Londres. Le 17 septembre 2020, dans une lettre adressée à l’entreprise britannique et consultée par RSF, les avocats d’ArcelorMittal exigent le retrait des articles arguant que leur caractère diffamatoire constitue une “violation des conditions générales d’utilisation de l’hébergeur”. 

En matière de diffamation présumée par voie de média, la démarche est peu commune. Mais redoutable d’efficacité. LiquidNet ne se contente pas d’obtempérer en supprimant les contenus mis en cause mais ordonne, moins de deux semaines après la réception de ce courrier, la fermeture complète du site. En un délai record, un média et toutes ses archives sont rayés de la toile. Le journaliste n’a jamais été entendu, la justice n’a pas été saisie. L’enquête sur ArcelorMittal n’est plus accessible et l’entreprise s’est épargnée une procédure devant les tribunaux aux résultats incertains. 

Un mois plus tard, en octobre 2020, l’entreprise basée au Luxembourg reconnaîtra dans un courrier, également obtenu par RSF et adressé au syndicat des journalistes libériens (PUL), avoir demandé à l’hébergeur de retirer les articles jugés diffamatoires, en se défendant d’avoir demandé à ce que l’intégralité du site soit suspendue. 

Depuis le 15 septembre 2022, ArcelorMittal, ses avocats du cabinet Schillings, l’hébergeur local libérien Delamou et les hébergeurs britanniques LiquidNet et Flower Technologies – qui serait l’intermédiaire entre les deux premiers – sont accusés d’avoir contribué à rendre le site inaccessible dans une plainte déposée contre eux devant le 6e tribunal civil du comté de Montserrado, celui de Monrovia, la capitale du Liberia.

Des hébergeurs silencieux ou évasifs

Contacté par RSF, le responsable de la Communication d’ArcelorMittal Liberia, Winston P. Daryoue, a déclaré être “informé que le journal Concord Times a déposé une action en justice à propos de cette affaire”, et qu’il ne pouvait “pas faire d’autres commentaires”.

Schillings a indiqué à RSF avoir demandé à LiquidNet de remettre en service le site en ne supprimant que les articles visés après avoir été notifié de la suspension intégrale du Concord Times. Selon les avocats d’ArcelorMittal, LiquidNet aurait refusé et répondu que le site ne serait pas rétabli “tant que le propriétaire n’aurait pas retiré les contenus qui violent les conditions générales d’utilisation qu’il a acceptées et signées”. Une réponse ubuesque puisque le site était déjà bloqué et que son responsable n’y avait plus accès. 

Ni Francis Delamou ni son avocat n’ont souhaité répondre aux questions de RSF sur les motivations et les circonstances de la fermeture du Concord Times. Selon les informations obtenues par RSF, au moment des faits, l’hébergeur local basé au Liberia a bien contacté Flower Technologies, une société basée au Royaume-Uni dont il utilise les services pour l’hébergement de l’ensemble de ses clients, pour lui demander des explications sur la fermeture du média. Cette entreprise est accusée dans la plainte du journaliste d’avoir joué un rôle d’intermédiaire entre LiquidNet et la société Delamou dans la fermeture du site. Contacté par RSF, Flower Technologies nous a directement renvoyés vers LiquidNet.

Le rôle joué par cette dernière société, également basée au Royaume-Uni, n’est pas clair. S’il est établi qu’elle a ordonné la fermeture du site après avoir été saisie par les avocats d’ArcelorMittal, elle n’a donné aucune précision sur ce qui avait motivé sa décision de suspendre l’ensemble du média. Contactée par RSF, LiquidNet s’est défendu de “juger” les médias concédant que ce rôle était “celui d’un tribunal”, mais en soulignant en même temps que l’hébergeur “détermine à sa seule discrétion les comportements qu’il considère comme une violation de ses conditions d’utilisation”. LiquidNet n’a donné aucune information sur le processus lui permettant d’établir si un contenu est diffamatoire ou non. 

Interrogé séparément par RSF, aucun des trois hébergeurs n’a clarifié la nature des liens qui les unissent. Lyndon Ponnie affirme avoir eu pour seul interlocuteur son hébergeur local, la société Delamou, sans jamais avoir eu de relations contractuelles avec LiquidNet et Flower Technologies.

Un procès pourrait s’ouvrir d’ici à la fin de l’année au Liberia. Le directeur du Concord Times demande la condamnation des accusés au paiement de 12 000 dollars à titre de dommages et intérêts spéciaux pour la perte de revenus publicitaires, et de 10 millions de dollars à titre de dommages et intérêts généraux pour la fermeture arbitraire, unilatérale et forcée de son site.

Reporters Sans Frontières