Censés être des espaces de liberté, les réseaux sociaux se sont transformés en zones de non droit. N’est-il pas temps d’y mettre de l’ordre ?

Le Web 2.0, ses plateformes et ses réseaux sociaux… Il faut essayer de s’en passer pour réaliser quelle place ils occupent dans nos vies. On s’en plaint, on essaie de s’en éloigner, mais on en redemande. Les internautes africains sont devenus insidieusement dépendants de cette foire d’empoigne. En mars dernier, quelques jours après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, je me suis retiré de Facebook. Il n’était plus possible de débattre avec mes amis pro-russes. Leur francophobie ayant viré en détestation de l’Occident sous l’effet de la propagande poutinienne, quels arguments déployer face –notamment – au complotisme lorsqu’on défend, comme je le fais, des opinions modérées mais ultra minoritaires ?

Cerné de toutes parts, j’ai choisi la fuite en me fendant d’un message d’adieu poli, bien que dépité et, admettons-le sans ambages, presque condescendant. J’ai donc cessé de « poster » et de « liker ». Mais pas de lire. J’avais la sensation d’être un galopin prenant congé du bac à sable pour bouder dans son coin, avec le secret espoir que ses amis viendraient le supplier de revenir.

L’attente fut vaine, me révélant au passage la versatilité et le caractère éphémère des amitiés virtuelles. L’abstinence n’en fut que plus difficile à vivre. Un supplice, même, car il n’est de sentiment plus insupportable que l’impuissance. Celle de voir d’anciens « amis » profiter déloyalement de votre retrait pour vous enfoncer. La tentation de revenir vous démange. Mais le dégoût aura été plus fort que le goût de la dispute intellectuelle. Je ne suis jamais revenu.

Hyperviolence

Pour autant, passer du statut de débatteur à celui d’observateur m’a permis de constater que, plutôt que de s’en éloigner, Facebook a tendance à se rapprocher de l’hyperviolence. Il suffit de noter la généralisation rampante de l’anonymat. Plus de la moitié des demandes d’amitié sont formulées par de faux comptes.

Sous l’impulsion de ces avatars intraçables, la communauté bienveillante des débuts a laissé place à une meute qui ne débat pas, mais invective. Une foule ricanante, qui lynche sans pitié et pratique la chasse à l’homme avec une rare cruauté. Un univers où il est vieux jeu de dénoncer les impairs grammaticaux et orthographiques. Un endroit fréquenté par une majorité de paresseux incapables de lire un texte de plus d’un feuillet.

Sûrs de l’impunité garantie par leur anonymat, des agitateurs masqués viennent régler des comptes, distiller des discours de haine, colporter des calomnies et humilier d’autres internautes. Vous pouvez toujours essayer de faire le ménage en bloquant les personnes toxiques. Peine perdue, les propos venimeux vous concernant vous parviendront. Ce qu’il vous reste d’ « amis » s’offrira le plaisir pervers de vous le partager, non sans une indignation feinte.

Robinets à fake news

Distillant la haine à jet continu, les faux comptes n’épargnent pas les puissants. Une visite sur la page officielle du président gabonais, Ali Bongo Ondimba, permet de constater la banalisation du fléau. Alors qu’elles ont la capacité de filtrer et de modérer, les équipes du Palais suppriment certes les insultes, mais laissent passer les critiques les plus acerbes « parce que, paradoxalement, l’anonymat favorise l’expression libre et permet de savoir ce que pense le pays profond », explique un conseiller.

Pires que les faux comptes, les pseudos lanceurs d’alerte, véritables robinets à fake news, menacent carrément la stabilité des pays qui ont laissé se développer le phénomène. Boris Bertolt au Cameroun, Chris Yapi en Côte d’Ivoire, ou Gauthier Pasquet au Mali… La présidence camerounaise a plusieurs fois protesté auprès de Facebook et obtenu des suspensions temporaires, mais les comptes sont redevenus actifs, parfois sous d’autres formes.

Le mode opératoire de ces lanceurs d’alerte : encourager les dénonciations anonymes (à adresser à leur numéro de téléphone faisant office de boîte aux lettres), puis en publier le contenu, sans forcément procéder à la moindre vérification. Cela va des multiples « morts de Paul Biya » aux rumeurs d’alcôve dont ses suiveurs sont friands.

Corbeaux numériques

En Côte d’Ivoire, une étude menée en mai dernier par une coalition de la société civile et l’ONG National Democratic Institute (NDI) sur un échantillon de 144 profils, pages et groupes Facebook, a révélé l’augmentation des propos sexistes, des injures à caractère sexuel, de l’apologie de la haine, des attaques contre certaines communautés, des incitations au meurtre ou à la révolte.

Le gouvernement a tenté d’endiguer le phénomène en durcissant les lois, mais, globalement, les États sont impuissants face à la montée de la haine en ligne. La plupart ne disposent d’aucun instrument de régulation pour obliger les géants Facebook et Twitter, notamment, à bouter les corbeaux numériques malveillants hors de leurs réseaux.

Indignation hypocrite

Comme chacun sait, suivant leur modèle économique, une partie des profits de ces plateformes dépend de leur volume de fréquentation. Dès lors, la suppression des faux comptes engendrerait une perte considérable de trafic, donc, d’argent.

En attendant une hypothétique régulation, on s’indigne hypocritement. Pour donner la réplique aux haineux, certains de mes amis entretiennent un ou plusieurs faux comptes en sus de leur page officielle. C’est pratique pour se vautrer avec délectation dans la fange sans être vu ni reconnu. Au regard de l’ensemble de leurs publications, quelques cas relèvent carrément du dédoublement de la personnalité. Il faut regarder le mal en face pour mieux le nommer. D’espaces de liberté, les réseaux sociaux se dégradent en zones de non droit. N’est-il pas temps d’y mettre de l’ordre ?

Par Georges Dougueli,

Journaliste spécialisé sur l’Afrique subsaharienne, il s’occupe particulièrement de l’Afrique centrale, de l’Union africaine et de la diversité en France. Il se passionne notamment pour les grands reportages et les coulisses de la politique.