Des bataillons d’hommes et de femmes sont en attente de jugement, hors délais légaux, dans les prisons guinéennes. Une situation qui révulse des acteurs du monde judiciaire, des citoyens et des organisations de défense des droits humains. Par Ouestafnews, en collaboration avec Le Lynx.
Le Code de procédure pénale guinéen définit la détention préventive comme une mesure de privation de liberté contre une personne suspectée d’être en conflit avec la loi, en attendant son procès. D’une durée de quatre mois renouvelable une seule fois pour un délit, la détention préventive passe à six mois renouvelables quand il s’agit de crimes. Mais en Guinée, la violation de ces délais légaux est très répandue, d’après nos interlocuteurs. Selon eux, les juges inculpent des suspects, les jettent en prison et les y oublient…
Jusqu’en 2016, les personnes impliquées dans des affaires criminelles pouvaient, en théorie, compter sur la tenue des Assises, une Cour spéciale qui devait siéger quatre fois par an, en principe. En principe seulement, car ses sessions étaient irrégulières, faute de moyens. Des accusés attendaient parfois des années avant d’être jugés.
Les organisations de défense des droits humains ont alors bataillé pour une réforme des textes afin que les Tribunaux de première instance (TPI) aient la compétence de juger les dossiers criminels. Mais cela n’a pas trop bousculé la torpeur du système judiciaire. En 2024, la Maison centrale de Conakry, la plus grande prison de Guinée, et les autres établissements pénitentiaires du pays restent encore peuplés de personnes en détention préventive. Les raisons en sont diverses.
La justice guinéenne fonctionne avec des Tribunaux de première instance pour les grandes agglomérations et des Justices de paix dans certaines préfectures. Ces juridictions, insuffisantes et dépassées, ont du mal à tenir le rythme des audiences. Le TPI de Dixinn, à Conakry, couvre les communes de Dixinn et de Ratoma, qui polarisent plus de 500 000 personnes. Une seule salle d’audience pour toutes les affaires : criminelle, correctionnelle ou civile. Pour tenter d’en sortir, les juges ont instauré une rotation selon les jours et les affaires.
« Le manque d’infrastructures favorise les détentions arbitraires. Quelle que soit la volonté des magistrats, s’il n’y a pas d’infrastructures, ils seront obligés d’attendre », explique Alsény Sall, chargé de communication de l’Organisation guinéenne de défense des droits de l’Homme (OGDH).
Le scénario est le même dans les autres communes de la capitale et à l’intérieur du pays. Construite avant l’indépendance de 1958, la Maison centrale de Conakry a une capacité d’accueil de 300 personnes. Elle en accueille aujourd’hui plus de 1 500, selon M. Sall de l’OGDH. Et, jusqu’à récemment, plus de la moitié des détenus de cet établissement pénitentiaire attendaient leurs procès depuis plusieurs années, ajoute-t-il. Ce qui accentue la surpopulation carcérale.
À l’Inspection générale des services judiciaires et pénitentiaires du ministère de la Justice, impossible d’obtenir des chiffres fiables. Néanmoins, selon les derniers chiffres d’Amnesty International, en 2019, la Guinée comptait 33 prisons peuplées par au moins 4 375 personnes dont 2 370 en détention provisoire. La capacité d’accueil totale de ces lieux d’incarcération est seulement de 2 552 places.
À la même période, la Maison centrale de Conakry, à elle seule, totalisait 1 468 personnes détenues dont 1 001 étaient en détention provisoire, précise Amnesty International dans son rapport de 2019.
La détention, la règle
Chez les juges, le souci est d’anticiper face aux suspects qui, selon eux, ne présentent pas assez de garanties et pouvant dès lors disparaitre dans la nature avant leur procès. Ils craignent qu’on leur attribue la fuite d’un prévenu, souffle à Ouestaf News et Le Lynx un avocat sous couvert d’anonymat.
« Dès qu’ils reçoivent un dossier, les juges ne prennent même pas le temps d’évaluer les charges qui pèsent sur la personne, ils la placent sous mandat de dépôt », indique le même avocat.
Selon Aimé Christophe Labilé Koné, président de l’ONG Avocat sans frontières (ASF), les prisonniers guinéens sont des « personnes oubliées ». Cet oubli touche jusqu’au renouvellement du titre de détention, ce qui devrait rendre la détention « automatiquement illégale ». Et pour d’autres, les « dossiers sont perdus… C’est inimaginable », dénonce le président d’ASF.
Cas emblématique de ces détentions : celui d’Aboubacar Sidiki Diakité alias Toumba, accusé dans le massacre du 28 septembre 2009. Son titre de détention n’a pas été renouvelé, ses avocats sont allés jusqu’à la Cour suprême sans parvenir à le sortir de prison. Un titre de détention est un document juridique qui autorise et justifie la privation de liberté d’une personne : ce peut être un mandat d’arrêt, une ordonnance de placement en détention provisoire ou un jugement de condamnation à une peine de prison.
Me Koné dénonce un système où « des personnes restent en détention pour un délai deux ou trois fois supérieur à la peine qu’elles encourent. C’est un dysfonctionnement grave de la justice ». Pour lui, seules des sanctions à l’encontre des magistrats « indélicats peuvent faire changer les choses. »
L’aide juridictionnelle aurait permis de commettre d’office des avocats pour les détenus en attente de jugement et sans ressources. Une telle solution pourrait leur permettre d’être jugés dans des délais raisonnables. Mais les mécanismes de sa mise en œuvre ne sont pas encore huilés. Un petit progrès a été cependant noté dans le procès des évènements du 28 septembre 2009 : une grève des avocats de la défense pour réclamer une aide juridictionnelle a contraint le ministère de la Justice à prendre des engagements pour soutenir leurs clients. Au-delà des avocats commis d’office, le département versera une prime aux avocats des autres accusés.
Des autorités impuissantes ?
Le sujet des détentions préventives abusives en Guinée a pris une telle ampleur que les autorités ont du mal à le camoufler, ont observé nos interlocuteurs.
Ancien Inspecteur des services pénitentiaires, le ministre guinéen de la Justice, Yaya Kaïraba Kaba, connaît bien la situation. Selon lui, c’est une affaire « sensible car la liberté n’a pas de prix et on ne doit la perdre que dans le cadre des procédures légales prononcées par le juge ». Il affiche sa détermination à faire en sorte que « les règles du Code de procédure pénale entourant la délicate question de détention soient rigoureusement respectées ».
Interrogé par Le Lynx le 28 mars 2024, le procureur général près la Cour d’appel de Conakry, Fallou Doumbouya a indiqué que les lois guinéennes ne lui permettaient pas de s’exprimer sur le sujet. Lors d’une rencontre avec le nouveau ministre de la Justice et des Droits de l’Homme, le procureur Doumbouya a qualifié les détentions arbitraires de violation du Pacte international relatif aux droits civiques et politiques auxquels la Guinée est partie prenante. Ce Pacte, adopté en 1966 par l’Assemblée générale des Nations unies, vise à protéger les droits fondamentaux des individus et à promouvoir la dignité humaine à travers le monde, selon l’ONU. Pour le procureur Doumbouya, les victimes du système des détentions en Guinée « ont le droit de poursuivre l’État ». Mais l’urgence est ailleurs à ses yeux : aider les magistrats à obtenir les moyens de juger dans un bref délai.
Yacine Diallo/MD/TS/CS