Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, le terme « ethno » revient de manière récurrente, notamment dans les discours de certains blogueurs qui, tout en revendiquant leur appartenance à un groupe ethnique, n’hésitent pas à s’en prendre à d’autres groupes issus du même pays. Ce phénomène, très visible en Guinée, suscite de nombreuses interrogations sur l’instrumentalisation contemporaine de l’ethnicité. Le pays compte environ onze groupes ethniques. Les plus représentés sont les Peuls, qui constituent environ 40 % de la population, suivis des Malinkés (30 %), des Soussous (20 %) et des autres groupes ethniques qui, ensemble, forment les 10 % restants.
Il est toutefois étonnant de constater l’ampleur prise par ces antagonismes aujourd’hui. Il s’agit d’une dynamique relativement récente. En tant que personne ayant effectué toute sa scolarité primaire et secondaire en Guinée jusqu’à l’obtention du brevet, je n’ai jamais perçu mon appartenance ethnique peule comme un facteur de discrimination ou de hiérarchisation. Bien au contraire, j’ai grandi dans les écoles publiques aux côtés d’ami·es soussous, malinkés, forestiers, et cette mixité ne m’a apporté que de la richesse humaine et culturelle. C’est ainsi que j’ai appris à parler le soussou et le malinké. La diversité m’a formée, elle m’a structurée. Elle devrait rester un bien commun, un levier d’ouverture et non un obstacle à la cohésion sociale.
Une confusion sémantique autour du terme « ethnocentrisme »
Il convient alors de s’interroger sur le sens réel du mot « ethnocentrisme », trop souvent galvaudé. J’ai parfois le sentiment que certains blogueurs qui mobilisent ce terme ne maîtrisent pas pleinement sa portée anthropologique. Si l’on se réfère à l’ouvrage du chercheur William G. Sumner, l’ethnocentrisme renvoie à cette attitude qui consiste à survaloriser sa propre culture, en considérant ses normes, ses pratiques et ses représentations comme supérieures à celles des autres. Il s’agit d’un mécanisme de rejet de l’altérité, un refus de la pluralité culturelle, aux conséquences souvent délétères : racisme, intolérance, discrimination.
Une fois cette définition posée, il importe de revenir au contexte guinéen. C’est en Guinée que j’ai conduit l’essentiel de mes recherches anthropologiques, et c’est également là que s’ancrent mes expériences de vie. En tant que chercheuse franco-guinéenne, je me sens légitime à interroger les dynamiques sociales, historiques et politiques propres à ce pays. L’ethnicité, en Guinée, interfère profondément avec le champ politique. Les Peuls, en tant que groupe numériquement dominant, ont de longue date, exprimé le souhait d’élire un président issu de leur communauté. Cette logique, bien que compréhensible au regard du contexte sociopolitique, ne peut être un fondement viable pour penser une gouvernance juste et efficace.
Gouvernance et ethnicité : une fausse équation
Lorsque Alpha Condé a été élu président, nombre de Guinéens ont placé en lui leurs espoirs. Pourtant, son mandat s’est soldé par la mise en place d’une troisième constitution lui permettant de briguer un troisième mandat, en dépit des règles démocratiques et de la volonté populaire. Ce fut une déception majeure. Il est impératif, désormais, que les citoyens guinéens s’extraient de cette logique identitaire qui consiste à croire qu’un président peul, malinké, soussou ou forestier gouvernerait forcément mieux qu’un autre.
La bonne gouvernance n’a aucun lien ontologique avec l’origine ethnique du dirigeant. Un président issu d’un groupe minoritaire peut très bien faire preuve de compétence, d’intégrité et de dévouement. L’enjeu fondamental est de s’interroger collectivement : que voulons-nous pour notre pays ? Que doit incarner un chef d’État pour répondre aux attentes du peuple guinéen ? Tant que cette focalisation sur les appartenances ethniques primera, il sera difficile d’avancer de manière cohérente et durable.
Il s’agit là d’un constat personnel, forgé à partir de mes recherches et de mes observations empiriques. Il invite à une réflexion collective plus large : comment imaginer un futur pour la Guinée qui ne soit pas prisonnier des lignes de fracture identitaire ?
Le défi de la représentativité et de l’unité nationale
Prenons un exemple concret : la composition du gouvernement guinéen. Le 13 mars 2024, la télévision nationale a rendu publique la liste officielle des membres du gouvernement. Si le Premier ministre est issu de la communauté peule, force est de constater que seuls six membres sur vingt-neuf sont des femmes, et que la présence des Peuls dans l’ensemble de l’équipe gouvernementale demeure marginale. Ce déséquilibre manifeste peut être perçu comme un déficit de représentativité ethno-politique.
Cependant, une telle lecture appelle à être dépassée. Doit-on nécessairement appartenir à un groupe ethnique donné pour être légitime à gouverner ou à administrer un pays ? La réponse est sans équivoque : non. Ce qui devrait prévaloir, c’est l’attachement sincère à la nation, la volonté de servir l’intérêt général, et l’engagement pour une gouvernance inclusive-autant de valeurs qui transcendent les appartenances communautaires.
Les clivages ethniques, lorsqu’ils deviennent les critères exclusifs de légitimation politique, occultent les véritables enjeux structurels auxquels la Guinée est confrontée. Ils relèvent d’une superficialité idéologique qui détourne l’attention des priorités fondamentales : la justice sociale, l’éducation, la santé publique, ou encore la lutte contre la précarité. À l’heure où la société guinéenne aspire à un véritable renouveau démocratique, il est urgent de réinterroger la centralité accordée aux appartenances identitaires dans l’organisation du pouvoir. Ce n’est qu’à cette condition que pourra émerger un projet politique fondé sur la compétence, l’éthique et la vision.
Investir dans l’éducation et lutter contre la précarité
Le véritable enjeu, c’est de bâtir une éducation fondamentale, cohérente, inclusive. Il faut commencer par former les enseignants afin qu’ils soient eux-mêmes en capacité de transmettre des savoirs critiques et émancipateurs aux élèves. La lacune est profonde. Elle se révèle avec acuité lorsqu’on compare les systèmes éducatifs africains et européens.
Prenons mon exemple personnel. Lorsque j’ai poursuivi mes études en France, j’ai immédiatement été confrontée à un mode d’enseignement totalement différent. En France, on apprend très tôt aux enfants à analyser, à réfléchir, à conceptualiser. On forme à l’esprit critique. En Guinée, à l’époque où j’étais élève, la pédagogie consistait essentiellement à copier ce que l’enseignant écrivait au tableau. L’apprentissage était fondé sur la mémorisation, souvent mécanique. Ce type d’enseignement, bien qu’efficace à certains égards, ne prépare pas les élèves à développer des capacités d’abstraction ou d’argumentation.
Il faut également promouvoir les formations professionnelles, car tout le monde n’est pas destiné à faire des études universitaires. Il est urgent de repenser la formation, de valoriser les compétences techniques, artisanales, agricoles. De même, lutter contre la précarité passe par la mise en place de politiques sociales ambitieuses. Il s’agit de garantir l’accès au logement, de veiller à ce que les familles puissent au moins bénéficier de trois repas par jour. Aujourd’hui encore, certaines familles guinéennes survivent avec un seul repas quotidien. Et cela semble « déjà pas mal ».
Conclusion : une nation à repenser collectivement
C’est là le cœur du problème. Les Guinéens doivent cesser de se focaliser sur les appartenances ethniques de leurs dirigeants. Ce qui doit prévaloir, ce sont les idées, les projets, la probité, la volonté d’agir pour le bien commun. C’est à ce prix que la Guinée pourra enfin avancer. L’ethnocentrisme n’est pas une fatalité. Il peut être déconstruit par l’éducation, le dialogue, la responsabilité collective.
Par Docteure Yassine Kervella-Mansaré, anthropologue